Montserrat Cunillera Domènech
Universitat Pompeu Fabra
Les mécanismes linguistiques qui visent à occulter le sujet de l’action sont récurrents dans les arrêts français, leur présence obéissant probablement à des conventions textuelles plutôt que culturelles. Parmi ces mécanismes de « dépersonnalisation », il y a des formules formées par des unités invariables (sur, pris, vu, etc.) qui, en plus, soutiennent les différentes argumentations mises en place et permettent le passage d’une voix énonciative à une autre. Le but de la présente étude est d’analyser cinq formules porteuses d’objectivité pour, tout d’abord, déterminer leur sens et, par la suite, proposer des équivalences en espagnol. Pour ce faire, nous avons travaillé sur un corpus d’arrêts de la Cour de Cassation française et du Tribunal Supremo espagnol portant sur le même sujet et prononcés à la même époque.
mots-clé : analyse du discours, analyse contrastive, « dépersonnalisation », jurisprudence, traduction français-espagnol.
Mechanisms of «depersonalization» in French jurisprudence and their translation to Spanish: textual convention or cultural convention ?
Linguistic mechanisms aiming to hide the subject of the action are frequent in French judgments, and their presence may be due to textual conventions rather than cultural ones. Among these mechanisms of «depersonalization», there are certain expressions formed by invariable lexical units (sur, pris, vu, etc.). These words support different arguments conveyed throughout the text and enable the transition from one enunciative voice to another one. The aim of this study is to analyse five expressions which provide a high degree of objectivity to determine, firstly, their meaning, and, secondly, to offer possible equivalents in Spanish. In order to do so, we have studied a corpus of judgments from the French Cour de cassation and from the Spanish Tribunal Supremo on the same subject and pronounced in the same period of time.
key words: discourse analysis, contrastive analysis, «depersonalization», jurisprudence, French-Spanish translation.
1. Introduction1
Le discours jurisprudentiel, entendu comme moyen d’expression des décisions de justice, a été défini comme un discours fortement spécialisé, au caractère soutenu (Cornu, 2005), caractérisé par un emploi particulier des termes de la langue courante et par la présence de formes anciennes de la langue française. Ce type de discours est construit aussi à l’aide de plusieurs mécanismes linguistiques qui visent à occulter les marques du responsable de l’énonciation, par exemple, les nominalisations, les formes impersonnelles du verbe ou les constructions à la voix passive. Parmi ces mécanismes que nous appellerons de « dépersonnalisation », il y a des formules formées par des unités invariables telles que sur, pris, vu, attendu que, par qui feront l’objet de notre analyse. Ce sont des formules essentielles pour bien comprendre les enjeux du discours juridictionnel, mais fort hermétiques du point de vue sémantique, ce qui entraîne un degré de difficulté élevé lors de la traduction.
En effet, nos cours de traduction spécialisée ont mis en évidence que ces formulations sont l’un des écueils principaux auxquels se heurtent nos étudiants lorsqu’ils ont à traduire des documents de jurisprudence, d’autant plus que les dictionnaires juridiques bilingues français-espagnol, même s’ils proposent certains équivalents acceptables, n’offrent pas assez d’information pragmatique pour guider le traducteur dans ses choix. Étant donné que la plupart de ces formulations sont présentes dans tous les arrêts, il est nécessaire de connaître leur fonctionnement et leur sens. Le but de notre étude est donc d’analyser quelques-unes de ces formules pour déterminer leur portée sémantique et proposer des équivalences en espagnol. En même temps, nous examinerons si le recours à la dépersonnalisation qui semble s’imposer dans ce genre de textes obéit à des conventions textuelles ou à des conventions culturelles. Autrement dit, une telle caractéristique est-elle exclusive des arrêts français ou, au contraire, la retrouvons-nous aussi dans les arrêts espagnols ?
Cet article vise à apporter des éléments de réponse à cette interrogation à partir de l’analyse d’un ensemble de décisions de justice issues de la Cour de cassation française. Pour ce faire, nous adopterons la perspective de l’analyse du discours qui sera complétée par une analyse contrastive de textes parallèles en espagnol dans le but d’extraire des outils linguistiques pertinents pour la traduction. Loin d’adapter l’ensemble des conventions stylistiques des textes français aux mécanismes discursifs propres des arrêts espagnols, il s’agira simplement de profiter, le cas échéant, des unités utilisées dans ceux-ci pour rendre le nouveau texte, soit plus intelligible, soit plus conforme aux caractéristiques du discours jurisprudentiel espagnol à condition, évidemment, que les unités choisies expriment le même point de vue que le texte de départ.
2. Corpus analysé
Le corpus est constitué par un total de trente arrêts de la Cour de cassation : dix arrêts de la première chambre civile, dix de la chambre sociale et dix de la chambre criminelle ; et par le même nombre d’arrêts du Tribunal Supremo espagnol : dix arrêts de la Sala de lo Civil, dix de la Sala de lo Social et dix de la Sala de lo Penal. Dans l’ordre judiciaire de chaque pays d’origine, ces hautes juridictions ont pour mission de réviser, à la demande des parties, les décisions émanant des tribunaux et cours d’appels. Elles ne tranchent que des questions de droit ou d’application du droit, elles ne jugent pas les faits. Elles assurent ainsi par leur jurisprudence, qui est source indirecte de droit, une application harmonieuse des lois.
Rendus par des chambres différentes, aussi bien en français qu’en espagnol, ces arrêts portent sur des branches de droit diverses et des sujets très variés ; en ce qui concerne la décision judiciaire, ils peuvent être de cassation, de cassation sans renvoi, de rejet ou de cassation partielle ; enfin, quant à la période chronologique choisie, elle va de 2001 à 2010 inclus. Ces textes présentent une même situation énonciative dans laquelle les locuteurs sont des représentants de l’Administration de la justice, donc des initiés, qui produisent un discours pour deux types de récepteurs : un récepteur profane (le justiciable) et des récepteurs aussi initiés qu’eux au langage juridique (qu’ils soient avocats ou magistrats).
3. Prémisses théoriques
Notre approche s’inscrit dans un cadre théorique s’appuyant essentiellement sur trois domaines : la sémantique, l’analyse du discours et la traductologie. A la Théorie de l’Argumentation (cf. J.-C. Anscombre & O. Ducrot 1983) et à la Sémantique des Points de vue (cf. P.-Y. Raccah 2005), nous empruntons l’idée centrale selon laquelle toute unité linguistique, et donc tout discours, impose un certain point de vue au récepteur. Le point de vue, en tant que notion linguistique, est conçu comme un faisceau d’instructions implicites qui dévoilent, souvent à l’insu du locuteur, une manière particulière d’appréhender le monde, c’est-à-dire des connaissances et des représentations idéologiques sous-jacentes. Cette notion s’est révélée utile pour les études descriptives de traduction parce qu’elle permet de rendre compte des effets qui se dégagent lorsqu’on choisit des unités linguistiques n’exprimant pas la même vision du monde que les unités de départ.
Les aspects intentionnels, tout comme les éléments implicites du texte, surgissent lors de l’opération de construction du sens sur laquelle se fonde toute activité de traduction. Comme le signale Jean Delisle (1984), la compréhension est la première étape du processus traductionnel, et elle peut être définie comme l’opération cognitive par laquelle le traducteur cherche à saisir le vouloir dire de l’auteur et par là-même le sens du texte. Le traducteur ne peut donc pas faire l’économie d’une analyse interprétative ou exégétique des significations verbales, ce qui implique non seulement la saisie des signifiés mais aussi la saisie du sens construit à partir de l’ensemble du message et du contexte (Delisle 1984 : 73). Grâce à ce type d’analyse, le traducteur peut mieux cerner le texte de départ ainsi que les éléments qui le guideront lors de la reformulation de ce texte en langue cible.
Enfin, dans le domaine de la traductologie, nous considérons particulièrement utile la notion de technique de traduction telle que la définit Amparo Hurtado Albir (2001) ; c’est-à-dire comme un procédé verbal, visible dans le résultat de la traduction, qui est utilisé pour obtenir des équivalences de traduction (cf. Hurtado 2001 : 256-257). Cette notion permet de faire référence aux solutions que nous proposerons pour traduire les formules françaises objet d’analyse. S’il existe, pour les techniques, un grand nombre de classifications, qu’A. Hurtado a d’ailleurs essayé d’unifier (2001 : 269), la nomenclature et les définitions sont assez proches. Ainsi, la traduction littérale est définie comme le procédé consistant à traduire mot à mot un syntagme ou une expression; la transposition implique un changement de catégorie grammaticale ; l’explicitation consiste à introduire des informations dans le texte cible qui n’existaient qu’implicitement dans le texte de départ, etc. Ce sont là quelques-unes des techniques de traduction que nous utiliserons dans cette étude.
4. Mécanismes de dépersonnalisation et macrostructure des arrêts français
Par le terme « dépersonnalisation » nous entendons un phénomène discursif consistant à occulter les marques des participants dans le texte, c’est-à-dire les marques du je et du tu et les marques de la troisième personne qui renvoient à quelqu’un de concret que l’on ne veut pas identifier. Il s’agit d’une stratégie visant à l’objectivité et la neutralité qui caractérisent, semble-t-il, les décisions de justice. La macrostructure des arrêts français est soutenue par certaines formules de dépersonnalisation que nous avons déjà annoncées : celles formées par les unités sur, pris, vu, attendu que et par. Elles sont plus ou moins figées, se trouvent toujours en début d’alinéa ou détachées du corps du texte et jouent un double rôle « d’ancrage-charnière », dans la mesure où elles servent, à la fois, à introduire les argumentations déployées au long du texte et permettent de passer d’une voix ou d’une instance énonciative à une autre (le moyen, la cour d’appel, la Cour de cassation, etc.).2 Ces expressions peuvent être classées en trois catégories selon leur valeur et la partie du texte où elles se trouvent :
Tableau 1. Valeurs des formules de dépersonnalisation
L’identification du rôle de chaque formulation juridique, à laquelle nous parviendrons par l’analyse du discours, contribue à déterminer son sens ; cette étape préalable à la traduction sera donc fondamentale pour orienter le traducteur vers des solutions adéquates en espagnol. Si l’analyse du discours et l’analyse contrastive ne sont pas toujours suffisantes pour garantir une bonne traduction, elles se révèlent utiles parce qu’elles permettent d’appréhender la portée de chaque unité linguistique ainsi que de connaître les formules employées en espagnol dans des contextes similaires.
Sur + nom (le moyen)
La préposition sur introduit l’une des parties essentielles du texte, à savoir le moyen du pourvoi et, le cas échéant, ses différentes branches, d’une façon neutre et atemporelle ; c’est-à-dire sans marques de l’intervention du locuteur ni d’évaluations subjectives :
(1) Sur le premier moyen : (Arrêt 130, 24/01/2006, CIV)
Parfois les moyens, dont le nombre est variable, sont accompagnés dans le même segment du nom du demandeur à la cassation et de la référence aux textes législatifs ou aux principes de droit sur lesquels il s’appuie :
(2) Sur le moyen unique du pourvoi incident formé par M. X et la société Le Sou médical invoquant l’application de l’article 1er-l de la loi nº 2002-303 ... (Arrêt 196, 24/01/2006, CIV)
Etant donné que le segment introduit par sur ne contient pas de sujet ni de forme verbale personnelle, le lecteur est obligé de les déduire du contexte. C’est un segment dont l’importance est signalée typographiquement par des caractères gras et par la ponctuation : il est suivi de deux points qui annoncent le développement du moyen, c’est-à-dire l’argumentation déployée par le demandeur pour attaquer l’arrêt de la cour d’appel. Ce bref segment, très synthétique et donc fort cryptique, peut avoir une variante plus explicite et plus intelligible lorsqu’il est complété par le participe présent du verbe statuer : En statuant sur. La présence de statuer apporte un degré de concrétisation plus élevé qui favorise la déduction du sujet implicite, la Cour de cassation, ainsi que l’identification de la valeur sémantique de la préposition sur. Par ailleurs, lorsqu’un même arrêt doit se prononcer sur plus d’un moyen, l’unité sur peut être précédée d’un connecteur d’opposition qui annonce que le nouveau moyen aura une solution contraire à celle qui a été donnée au moyen antérieur.
Une fois le sens décelé, la traduction du segment introduit par l’unité sur devient plus facile. Ainsi, trois techniques au moins peuvent être envisagées :
Ces trois techniques de traduction permettent de maintenir un point de vue similaire à celui du texte de départ, car le degré d’objectivité apporté par la formule française est rendu par des formules espagnoles qui cachent aussi le responsable de l’énonciation. Selon si la préposition sobre est accompagnée ou non du verbe resolver, le segment deviendra plus ou moins explicite, tout comme dans le texte français.
L’analyse contrastive des textes parallèles en espagnol a permis d’identifier les structures linguistiques utilisées dans cette langue pour présenter le pourvoi et les moyens. En espagnol les arrêts obéissent à une organisation textuelle différente : dans le premier paragraphe on présente le pourvoi suivi ou précédé du nom de la chambre saisie et, par la suite, les moyens sur lesquels il est fondé. Pour introduire le pourvoi, le locuteur emploie toujours la même unité lexicale : le participe passé du verbe ver (visto). Cette unité dans un contexte juridique serait synonyme des unités comme examinado ‘examiné’ ou juzgado ‘jugé’3 (Diccionario de uso del español), et, en tant que forme verbale non personnelle, elle exprime un degré élevé d’objectivité et de neutralité.
En fait, le locuteur des arrêts espagnols emploie deux constructions syntaxiques avec visto. La première est une construction impersonnelle à la voix passive où cette unité fonctionne comme un participe absolu :
(3) Visto por la Sala Primera del Tribunal Supremo, constituida por los señores al margen anotados, el recurso de casación que con el número 2047/2000, ante la misma pende de resolución, interpuesto por el procurador D. Carmelo Olmos Gómez, […], contra la sentencia dictada en grado de apelación, […]. (STS, Civil, 19/06/2007)
La deuxième est une construction personnelle à la voix active où visto fait partie du verbe principal ; ici le sujet, qui est le responsable de l’arrêt, est explicité sous une forme métonymique qui favorise l’anonymat des sujets réels (la Sala Primera). Le point de vue dans ce cas diffère de l’exemple précédent, dans la mesure où ce qui est mis en relief est moins l’action procédurale exprimée par le lexème visto que le sujet qui accomplit l’action, i.e. la chambre première de la cour :
(4) La Sala Primera del Tribunal Supremo constituida por los Magistrados indicados al margen, ha visto los recursos de casación interpuestos por la Letrada de la Diputación Provincial de Granada, […] contra la sentencia dictada en grado de apelación por la Sección Cuarta de la Audiencia Provincial de Granada […] (STS, Civil, 19/07/2007)
A la différence des arrêts français, le locuteur des arrêts espagnols introduit le moyen par la préposition en et le développe à l’intérieur d’un point de fait numéroté sous forme d’une longue phrase articulée sur des formes verbales impersonnelles (se alega, etc.). Or cette structure, qui est l’une des plus fréquentes pour rapporter chaque moyen et ensuite l’accueillir ou le rejeter, laisse entrevoir la préférence en espagnol aussi pour la dépersonnalisation même si elle se fonde sur des formules d’une autre nature :
(5) Cuarto.— En el motivo segundo, «fundamentado, asimismo en el artículo 1692, apartado 4.° de la Ley de Enjuiciamiento Civil, […] se alega, en síntesis, que los hechos acaecidos se encuentran dentro de la conceptuación legal de la fuerza mayor, […].
El motivo debe ser desestimado. (STS, Civil, 23/05/2006)
Cette donnée est intéressante dans la mesure où elle commence à confirmer l’hypothèse initiale selon laquelle, dans le discours jurisprudentiel, le recours à la dépersonnalisation obéit à des conventions textuelles plutôt qu’à des conventions culturelles.
Pris de/en + nom
Dans les arrêts français, la recherche d’objectivité et la volonté d’occulter l’intervention du locuteur peut être perçue aussi dans l’emploi des formes non personnelles du verbe comme le participe passé du verbe prendre. Cette forme apparaît à l’intérieur du segment Sur le moyen que nous venons de décrire et, en fonction de la préposition qui l’accompagne, de ou en, elle peut introduire deux types de complément. Ainsi, si pris est suivi de la préposition de, il introduit les règles de droit sur lesquelles le moyen est fondé :
(6) Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles 111-4 et 227-5 du Code pénal, 485 et 512 du Code de procédure pénale ; (Arrêt 18/12/2002, CRIM)
Et si, par contre, ce participe passé est accompagné de la préposition en, il introduit les branches du moyen, c’est-à-dire les arguments que soutient la partie qui se pourvoit en cassation et sur lesquels la Cour va statuer :
(7) Sur le moyen unique, pris en sa première branche : (Arrêt nº 1177, 05/07/2006, CIV)
(8) Sur le premier moyen pris en ses deux branches du pourvoi principal des Laboratoires Servier : (Arrêt nº 1, 24/01/2006, CIV)
Selon son complément, le sens de cette unité varie et, en conséquence, lors de la traduction en espagnol on devra recourir aussi à des formules différentes pour rendre la valeur de chacune de ces occurrences. Si l’unité pris introduit le premier type de complément, i.e. les règles de droit, la traduction littérale doit être écartée parce qu’elle ne crée pas de sens dans le texte cible :
(6A) *Sobre el motivo único de casación, tomado de la violación de los artículos 111-4 y 227-5 del Código Penal…
Dans ce passage, le choix devrait donc s’orienter vers des unités capables d’exprimer à la fois une instruction sémantique d’appui et un point de vue neutre, comme par exemple basarse, fundarse ou fundamentarse. Ces formules sont, d’ailleurs, des expressions souvent employées dans les arrêts espagnols pour jouer le même rôle, comme nous avons pu le constater grâce à l’analyse contrastive.4 Ainsi, l’exemple (6) précédent pourrait être traduit de la façon suivante :
(6B) Sobre el motivo único de casación, fundado en infracción de los artículos111-4 y 227-5 del Código Penal…
En revanche, dans la deuxième hypothèse, lorsque pris indique la focalisation sur une branche du moyen, les équivalences qui semblent être les plus appropriées sont des participes tels que considerado, visto ou examinado, qui expriment un sens similaire à celui de l’unité française et sont fréquents aussi dans les arrêts espagnols (cf. § 4.1 supra) :
(7A) Sobre el motivo único considerado/visto/examinado en su primera parte…
Ou, mieux encore, une formulation plus concise qui ne suivrait pas l’ordre des éléments du texte de départ et où la valeur de pris resterait implicite :
(7B) Sobre la primera parte del motivo único...
Cette dernière solution consistant à synthétiser des éléments linguistiques correspondrait à la technique de traduction appelée « compresión lingüística » par A. Hurtado (2001 : 270).
Vu + nom
L’unité vu sert à introduire les règles de droit qui soutiennent l’argumentation principale de la Cour de cassation. À l’origine, cette unité était le participe passé du verbe voir mais ultérieurement elle est devenue une préposition, donc un élément invariable, comme le montre le fait qu’elle ne s’accorde ni en nombre ni en genre avec le complément qui la suit. Dans un contexte juridique, vu signifie après avoir examiné (Le Petit Robert), de même que visto en espagnol (cf. exemple 4 supra).
Cette unité et son complément sont normalement placés entre le segment sur le moyen et les attendus du jugement qui apportent la voix du moyen, la voix de la cour d’appel et celle de la Cour de cassation. Le recours à cette préposition permet de continuer dans la virtualité énonciative en imprimant un point de vue distant. D’ailleurs, l’absence de marques énonciatives dans ce segment convient au type de texte qui y est cité : qu’il s’agisse d’un texte législatif ou d’un principe de droit, ce sont toujours des actes d’autorité dont l’importance exige des formules austères et solennelles. Dans tous ces cas, la traduction de vu en espagnol peut être littérale à condition de respecter l’accord en nombre et en genre exigé par les règles grammaticales car en espagnol ce n’est pas une préposition mais un participe passé :
(9) Vu les articles 1147 et 1382 du Code civil interprétés à la lumière de la directive […] (Arrêt nº 1191, 23/09/2003, CIV)
(9A) Vistos los artículos 1147 y 1382 del Código Civil interpretados a la luz de la directiva […]
Au niveau sémantique, vu et visto sont donc équivalents puisque tous les deux, en plus de partager le sens d’examiner (comme nous l’avons déjà mentionné), apportent une vision neutre et distante de l’action procédurale.
D’autres formules employées dans les arrêts espagnols pour jouer le même rôle sont, par exemple, de acuerdo con, de/en conformidad con, conforme a, con arreglo a ou según. Ces éléments de caractère neutre introduisent un discours d’autorité sur lequel la cour espagnole va appuyer son argumentation et son verdict. Leur emploi continue à montrer le recours à la dépersonnalisation dans les textes espagnols pour présenter les faits d’une manière objective, un souci qu’ils ont en commun avec les textes français, ce qui, une fois de plus, appuie notre hypothèse initiale. Ces éléments pourraient donc être envisagés aussi comme des solutions de traduction puisqu’ils véhiculent le même point de vue que la préposition française.
Attendu que
Le connecteur attendu que possède une valeur principale de causalité et, dans le langage du droit, comme le signale le Trésor de la langue française, d’une part, il commence chaque alinéa et désigne chaque motif d’une requête, assignation ou d’un jugement et, d’ autre part, il est synonyme de considérant que, étant donné que, vu que. Cet élément se situe dans la partie expositive et introduit les alinéas les plus longs des arrêts comprenant les aspects suivants :
Une telle formule renforce le caractère impersonnel du texte dans la mesure où, étant constituée d’un participe passé, donc d’une forme verbale atemporelle et non personnelle, elle permet, de nouveau, de se passer d’un sujet grammatical et d’omettre les marques qui désigneraient le locuteur responsable de l’énonciation. D’ailleurs, attendu que pose un point d’ancrage énonciatif et argumentatif qui permet des reprises par que précédé d’un point virgule, sans que l’on soit obligé d’introduire des connecteurs (qui apporteraient une certaine subjectivité)5 :
(10) Attendu qu’à partir du mois de juin 1974, M. Y..., médecin, a suivi la grossesse de Mme X... ; que, lors de la visite du 8e mois, le 16 décembre 1974, le praticien a suspecté […] ; que, le samedi 11 janvier 1975, M. Y... a été appelé au domicile de Mme X... […] ; qu’en raison de la présentation par le siège un relèvement des bras de l’enfant, prénommé Franck, s’est produit, […] ; qu’après sa majorité, ce dernier a engagé une action contre le médecin et la clinique […] ; que l’arrêt attaqué l’a débouté ; (Arrêt nº 1511, 09/10/2001, CIV)
Par conséquent, le contenu des attendus est toujours rapporté par un locuteur qui se veut impartial et neutre. Il construit son discours à partir de la voix d’autres énonciateurs (le demandeur à la cassation, les experts, la Cour d’Appel, la loi, etc.), qu’il montre et ordonne en évitant de s’impliquer. Ces alinéas contiennent des discours d’autorité de sorte que le locuteur, en enchaînant sur eux, peut légitimer ses conclusions d’une façon plus objective.
La traduction littérale d’attendu que n’est pas possible en espagnol parce qu’elle n’a pas de sens (*atendido que). L’analyse contrastive de notre corpus a mis en évidence que dans les arrêts espagnols actuels il n’y a pas d’élément linguistique ayant la même valeur et que chaque alinéa est précédé d’un numéro ordinal afin d’offrir une vision du texte plus ordonnée et mieux structurée :
(5) Cuarto.— En el motivo segundo, «fundamentado, asimismo en el artículo 1692, apartado 4.° de la Ley de Enjuiciamiento Civil, […] se alega, en síntesis, que los hechos acaecidos se encuentran dentro de la conceptuación legal de la fuerza mayor, […]. (STS, Civil, 23/05/2006)
Mais, jusqu’à récemment, les arrêts espagnols utilisaient l’expression considerando que qui est similaire à attendu que car elle jouait le même rôle, c’est-à-dire elle introduisait les moyens ou les branches du moyen. Par ailleurs, en français un synonyme d’attendu que est considérant que dont l’étymologie met en relief la proximité avec la formule espagnole. Les caractéristiques de considerando que et attendu que sont si proches que, dans les deux langues, ces formules ont subi une nominalisation6 et, en tant que noms, elles ont aussi le même sens : toutes les deux désignent l’alinéa d’un jugement, d’une sentence commençant par ces formules. Le segment considerando que pourrait donc être utilisé également pour traduire l’expression française car il préserve le même degré de dépersonnalisation et exprime la même valeur sémantique de causalité.
Par ces motifs
Cette formule figée, composée de la préposition par7 et du syntagme anaphorique ces motifs, annonce le passage le plus important de l’arrêt : le dispositif contenant le verdict qui accueille ou rejette le pourvoi. Par sa présence, le destinataire apprend donc qu’il est devant la voix récapitulative de la cour suprême qui dispose et tranche, qui va être déterminante pour les justiciables et va créer du droit. Son importance textuelle est signalée par des caractères gras, des majuscules et par la ponctuation :
(11) PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y soit besoin de statuer sur les autres griefs : (Arrêt nº 133, 24/01/2006, CIV).
Cette expression (ainsi que le segment entier où elle se situe) ne contient pas de marques formelles du sujet locuteur. En même temps, elle ouvre un mouvement argumentatif de type consécutif-conclusif qui vient signaler que la décision finale n’est pas arbitraire mais qu’elle résulte forcément de tout ce qui a été dit au préalable. En d’autres termes, les raisonnements qui précèdent la formule juridique sont présentés comme les responsables directs de l’interprétation et de la conclusion finales. Nous pouvons entrevoir donc l’intention sous-jacente (et peut-être même inconsciente chez le juriste) de persuader le destinataire de l’absence de toute subjectivité.
La traduction littérale en espagnol, por estos motivos, peut être source d’ambiguïté dans le texte cible parce qu’elle comporte la repétition du mot motivo, qui pourrait être assimilé faussement au motivo de casación. Ce serait le cas, par exemple, si l’on proposait une version littérale du passage suivant où les moyens et les motifs se succèdent :
(12) Sur les deuxième et troisième moyens, pris en leurs diverses branches, ci-après annexés :
Attendu que ces moyens ne sont pas de nature à permettre l’admission du pourvoi ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi ; (Arrêt nº 1064, 28/10/2009, CIV)
L’analyse contrastive a mis en évidence l’emploi en espagnol d’autres formulations pour introduire le dispositif du jugement, à savoir por todo ello, por lo expuesto, por todo lo expuesto, por las razones expuestas ou en virtud de lo expuesto. Ces formules sont formées également par une préposition et par une expression anaphorique neutre de sorte qu’elles véhiculent aussi un degré élevé d’objectivité. En conséquence, le recours à ces unités qui naturalisent la traduction semble approprié : elles préservent aussi bien le point de vue impersonnel du texte de départ que l’instruction argumentative de type consécutif-conclusif et, en outre, elles évitent l’éventuelle ambiguïté de la traduction littérale.
5. Conclusions
Arrivés à ce point, nous pouvons affirmer que les arrêts français disposent d’un nombre important de formules de dépersonnalisation qui contribuent à donner un aspect distant, objectif et universel à l’ensemble du texte et surtout aux décisions finales de la Cour de cassation. Une telle tendance à préférer les formes non personnelles pour construire ce type de textes, et par là-même pour créer du droit, a pu également être perçue dans les arrêts espagnols, même si la nature des moyens linguistiques employés pour occulter les marques du locuteur est distincte dans chaque langue. En conséquence, une telle coïncidence montre que le phénomène discursif analysé obéit à des conventions textuelles plutôt qu’à des conventions culturelles, du moins en ce qui concerne le binôme français-espagnol.
Par ailleurs, l’analyse contrastive a mis en relief que certaines des unités lexicales ou phraséologiques des arrêts espagnols peuvent être empruntées comme solutions de traduction parce que, d’abord, elles offrent la possibilité d’éviter des ambigüités que produirait la traduction littérale ; ensuite, elles préservent les points d’ancrage de la macrostructure du texte de départ en facilitant la tâche de reconstruction au traducteur ; et enfin, elles rendent le texte cible plus intelligible ou plus conforme aux caractéristiques du discours jurisprudentiel espagnol. En outre, et plus important encore, de telles équivalences préservent le point de vue des arrêts français, ce qui est sans doute l’enjeu fondamental lors de l’opération de construction du sens sur laquelle se fonde non seulement la traduction juridique mais toute activité traduisante.
recibido en noviembre de 2010
aceptado en abril de 2011
versión final de junio de 2011
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Corpus
Arrêt CC, première chambre civile, nº 1511, 9/10/2001 ; nº 1191, 23/09/2003 ; nº1607, 9/11/2004 ; nº 1, 24/01/2006 ; nº130, 24/01/2006 ; nº 133, 24/01/2006, nº136, 24/01/2006 ; nº195, 24/01/2006 ; nº 196, 24/01/2006 ; nº 1177, 5/07/2006 ; nº 1064, 28/10/2009 ; nº 465, 12/05/2010, <http://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/premiere_chambre_civile_568/> [consulté le 25 avril 2010].
Arrêt CC, chambre sociale, nº 4117, 19/07/2001 ; nº 1883, 28/05/2002 ; nº 45, 14/01/2003 ; nº 2097, 23/09/2003 ; nº 224, 04/02/2004 ; nº 2181, 10/11/2004 ; nº 694, 16/03/2005 ; nº 898, 28/03/2006 ; nº 1067, 09/05/2007 ; nº 1866, 13/11/2008 ; nº 370, 17/02/2010, <http://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/chambre_sociale_576/> [consulté le 25 avril 2010].
Arrêt CC, chambre criminelle, nº 567, 28/01/2003 ; Arrêt 18/12/2002 ; nº 6819, 07/12/2005 ; nº 580, 18/01/2006 ; nº 726, 31/01/2007 ; nº 1181, 26/02/2008 ; nº 1190, 26/02/2008 ; nº 2994, 26/05/2009 ; nº 6961, 08/12/2009 ; nº 102, 20/01/2010 ; nº 1437, 13/04/2010, <http://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/chambre_criminelle_578/> [consulté le 25 avril 2010].
Sentencia del Tribunal Supremo, Sala de lo Civil nº 229/2001, 07/03/2001 ; STS nº 1061/2001, 19/11/2001 ; STS nº 826/2002, 18/09/2002 ; STS nº 54/2003, 31/01/2003 ; STS nº 1277/2006, 15/12/2006 ; STS nº 459/2006, 04/05/2006 ; STS nº 80/2007, 26/01/2007; STS nº 464/2007, 07/05/2007 ; STS nº 658/2007, 13/06/2007; STS nº 659/2007, 15/06/2007; STS 23/05/2006 ; STS 19/06/2007 ; STS 836/2007, 19/07/2007.
Sentencia del Tribunal Supremo, Sala de lo Social nº 2701/2000, 31/05/2001 ; STS 05/06/2002 ; STS 02/06/2003 ; STS 26/05/2004 ; STS 30/05/2005 ; STS 03/10/2006 ; STS 30/03/2007 ; STS 09/10/2008 ; STS 26/03/2009 ; STS 14/04/2010.
Sentencia del Tribunal Supremo, Sala de lo Penal nº 1069/2007, 28/12/2007 ; STS nº 1088/2007, 26/12/2007 ; STS nº 1105/2007, 21/12/2007 ; STS nº 1076/2007, 20/12/2007 ; STS nº 419/2008, 30/06/2008 ; STS nº 417/2008, 30/06/2008 ; STS nº 849/2009, 27/07/2009 ; STS nº 865/2009, 24/07/2009 ; STS nº 416/2010, 27/04/2010 ; STS nº 375/2010, 26/04/2010.
Fondo documental CENDOJ, <http://www.poderjudicial.es/search/index.jsp> [consulté le 25 avril 2010].
1 L’auteur de ce travail fait partie du groupe de recherche consolidé cedit (Centre d’Estudis de Discurs i Traducció), reconnu par l’AGAUR (Agència de Gestió d’Ajuts Universitaris i de Recerca) de la Généralité de Catalogne, numéro de référence 2009 SGR 711.
2 Certaines de ces formules peuvent être accompagnées d’un connecteur d’opposition (mais, cependant, alors que, etc.) qui indique un changement de point de vue.
3 Ce sens coïncide complètement avec le sens de l’unité française vu que nous analyserons par la suite.
4 Par exemple: En el motivo segundo, «fundamentado, asimismo en el artículo 1692, apartado 4° de la Ley de Enjuiciamiento Civil, […] (STS, Civil, 23/05/2006).
5 Cf. M. Cunillera, J. Rey (2010).
6 attendu : b) DR., le plus souvent au plur. Alinéa d’un jugement, d’une sentence commençant par attendu que. Les attendus d’un jugement. Syn. Considérant(s) : […] J. BARADAT, L'Organ. d'une préfecture, 1907, p. 127. (Le Trésor de la langue française)
considerando : […] 2. (n.; derecho). Cada una de las razones que sirven de fundamento a una sentencia o resolución, que se encabezan con esta palabra. (Diccionario de uso del español)
7 A. Véglia (2004 : 463) souligne l’emploi « irrégulier » de cette formulation par rapport à la norme grammaticale actuelle de prépositions avant un substantif car par marque le motif, habituellement exprimé par pour.