La traduction à l’espagnol de la bande dessinée XXe ciel.com d’Yslaire: influence sur le temporel

Lydia Raskin

Universidad de Málaga

Cette étude analyse les effets de la traduction du français vers l’espagnol sur les composantes temporelles d’une bande dessinée d’avant-garde. Le traducteur, en retouchant les concordances temporelles dans sa version, modifie ou détruit l’aspect philosophique, pourtant primordial, de l’original. L’analyse soulignera les répercussions de l’interprétation princeps et de la délimitation variable de l’unité de traduction sur le texte méta.

This essay analyses the effects of temporal components translation from French into Spanish, particularly in an avant-garde comic. If the translator modifies temporal information, he will alter or vanish the philosophical aspect of the source text. Therefore, the analysis shows the consequences of the first interpretation and of the translation unit variation in the Spanish version.

En guise de préliminaire, il nous semble intéressant de présenter l’auteur et de fournir un bref résumé de son œuvre, XXe ciel.com.

Bernard Hislaire, sous le nom dYslaire, crée Sambre en 1986 puis, dix ans plus tard, XXe ciel. com. Ces deux séries destinées àun public adulte lui apportèrent la reconnaissance. Bien que Yann soit cosignataire du premier volume de Sambre, et que XXe ciel.com soit élaboré en collaboration avec divers experts1, il nous semble possible de considérer Yslaire comme auteur complet (cád, dessinateur et scénariste àla fois), puisqu’il prit seul en charge la suite de Sambre et que les conseils d’Herlich ne font pas d’elle pour autant la scénariste de XXe ciel.com.

Nous avons choisi de nous en tenir au premier volume de cette nouvelle série2.I1 pourrait se résumer comme ceci: Mémoires d’un ange supposé, @nonymous, qui livre, par courrier électronique, une sélection personnelle d’événements marquants du XX.e siècle àune psychanalyste, Eva, avec laquelle il instaure ou fait ressurgir un lien d’intimité, en soulignant des faits qu’elle a vécus et qui constituent ses propres souvenirs,

Tout d’abord, nous soulignerons l’importance de la temporalité dans l’ couvre originale. Effectivement, dans cette série, la narrativité tant visuelle que verbale soutient un dépassement des trois «limites» de la bande dessinée, àsavoir «l’expression»3 du temps, de l’espace et du mouvement. Nous centrerons notre analyse traductologique sur le premier aspect: la traduction des composants temporels. Au sein de cet art, les recours visuels et linguistiques propres àl’expression de la temporalité furent généralement limités àdes indexicaux (Klinkenberg 2000) visuels (horloges marquant di verses heures; couleurs pour l’opposition jour/nuit, etc.) et àdes adverbes ou locutions adverbiales (le lendemain, quelques heures plus tard, soudain, etc) sur le plan linguistique. Evitant ces utilisations traditionnelles, Yslaire développe tout un réseau de marqueurs (tant visuels que linguistiques) différents. En vertu d’un certain questionnement ontologique, la notion d’infinitude acquiert une place primordiale dans XXe ciel.com. Ici, nous omettrons l’aspect visuel de cette spécificité, puisqu’il s’agit d’étudier les méthodes et stratégies de traduction sur lesquelles repose la version espagnole. Cependant, rappelons que dans le cas d’un auteur complet le scénario et le dessin se réalisent sinon simultanément, dans une étroite relation et une influence mutuelle. Au sein de l’œuvre qui nous intéresse, un des processus les plus marquants d’échappée au temps est l’écho (Raskin, en cours de publication). Sur le plan visuel, il s’agit de reprise du même dessin sous divers angles mais avec des modifications de détails. Sur le plan linguistique, certains mots sont répétés jusqu’á l’obtention d’un leitmotiv. Une traduction adéquate et le maintien de leur répétition sont essentiels au fonctionnement narratif de l’œuvre.

Selon une perspective philosophique, la notion temporelle au sein de l’intrigue prend l’ampleur de pilier fondamental de l’œuvre. Bien que la question philosophique dans XXe ciel.com demande une minutieuse analyse, qui n’a pas sa place ici et qui fera l’objet d’un travail ultérieur, Nous en signalerons, donc, uniquement les principes de base, Yslaire expose la confrontation permanente entre: d’une part, l’idéalisme platonicien4et la phénoménologie post-kantienne: «L’essence s’oppose àla réalité sensible comme l’immuable au changeant, [.,,] L’atemporalité du vrai permet la communication des esprits au-delà du flux historique.[...] c’est parce que nos idées se maintiennent hors du temps, dans leur identité àelles-rhèmes qu’il peut y avoir une communion des pensées. La vérité, c’est la pensée telle qu’en elle méme l’éternité la change.» (Auvray 2003). Globalement, le premier se dessine àtravers la sélection d’images, répétées sous de légères retouches, effectuée par @nonymous et la seconde dans la pratique d’observation-commentaire réalisée par Eva. En schématisant àl’extrême5, l’inconnu lui donne àréfléchir sur l’immortalité de l’âme par le biais de la figure de l’Ange et, simultanément sur la question de l’infinitude ou, plut6t sur l’atemporalité. Eva, quant àelle s’en réfère àce qu’elle observe ou a vécu; elle se fie àses propres expériences bien que son discours, àla vue de ces messages anonymes tende vers l’ atemporel car «e’ est dans [ son ] champ de présence au sens large - ce moment qu’ [elle] passe àtravailler avec, derrièrelui, l’horizon de la soirée et de la mort-, qu’ [elle] prend contact avec le temps, qu’ [elle] apprend àconnaitre la source du temps.»6La pensée pure7 justifie tout l’aspect conceptuel de son commentaire et doit être respecté: «A la réflexion, @nonymous est un intellectuel.., un pur esprit ... un Ange lui-même ...» (pl. 022)

Dans le texte (récit88 autodiégétique ou hétérodiégétique, dialogues ou monologues), la temporalité est exprimée par divers composants linguistiques. Il ne s’agit pas seulement de se limiter àune analyse des modes et temps verbaux ou des adverbes et locutions adverbiales, mais également de repérer les nuances temporelles qu’offrent le lexique tout comme l’agencement textuel. Avant toute comparai- son, certaines généralités de l’original sont àremarquer. Répondant àl’obsession d’atemporalité du protagoniste anonyme, le texte privilégie, d’une part, les formes linguistiques -justifiées dans le texte lui-même- qui échappent au temps9 ou bien en soulignent la durée10ou le caractère cyclique»11. D’une part, phrases averbales, utilisation du présent de l’indicatif, substantivation, ainsi qu’un lexique nuancé ou certains mots et leurs dérivés se font leitmotiv (Ange, volant, mémoire, éternel, étoile); et d’autre part, un agencement textuel réfléchi en fonction du cheminement de la pensée, soute- nu par l’interruption de la structure syntaxique usuelle, ou la ponctuation accentue l’in-finitu-de (surtout les points de suspension et l’usage de la majuscule). Notre analyse de la traduction s’organisera selon ces multiples recours linguistiques d’inscription temporelle, ce que nous dénommerons sémantisme temporel. Nous étudierons quelques exemples12particulièrement flagrants d’interventions du traducteur, Enrique S. Abulí, sur le temporel.

1. SÉMANTISME TEMPOREL DES VERBES

1) Le présent de l’indicatif

Outre les effets obligatoires de concordance verbale, l’indicatif présent domine tous les types de discours produits par Eva (monologues intérieurs ou non, dialogues tout comme récit autodiégétique et hétérodiégétique). Il correspond àune saisie directe de l’information, une réflexion spontanée devant les mails muets d’@nonymous. Il renforce la position existentialiste13 d’Eva. Paradoxalement, c’est également le temps de la définition14 de la neutralité qui, en désignant l’idée pure, devient atemporel. Lors de la narration du vécu de la psychanalyste, il souligne le ressenti tout en abolissant la notion de passé. Dans ce cas, il serait erroné de penser ce type de présent comme présent historique du fait que celui-ci s’applique à la narration hétérodiégétique de faits passés. C’est son application au récit autodiégétique qui l’amené aux frontières de l’atemporel. Il importe, donc, que le traducteur le conserve afin de maintenir l’aspect conceptuel de l’Etre et de son rapport au Temps.

a) Malheureusement, Enrique Abulí est intervenu sur les conjugaisons àl’encontre de l’implication philosophique originelle en introduisant, dans sa version espagnole, les temps du passé, particulièrement dans le récit autodiégétique. De plus, l’absence d’homogénéité dans cette intervention, puisqu’il commence par conserver l’indicatif présent, dénote d’un certain manque de cohérence. Observons:

«Puis, un obscur sergent me fait signer une déposition dans laquelle j'affirme reconnaitre catégoriquement mon frère. Et il me remet une boite contenant ses derniers effets ...»

«15... Ce qui suit est plus confus. Je crois que je vais boire un café et fumer une cigarette pour me remettre du choc. Je suis la seule robe parmi ces uniformes, les conscrits me dévisagent ... Je reprends un café et même un gâteau. Après, je ne sais plus. Sans doute, ai-je bu aussi de l’alcool ...»

«Tout ce que je sais, c'est que je ne ferme pas l'œil de la nuit ...»

«Ce n'est qu'au petit matin que je peux enfin ouvrir la boite ...» (pl. 035-037)

«Luego, un huraño sargento me hace firmar una declaración en la que afirmo reconocer categóricamente a mi hermano. Y me entrega una caja que contiene sus últimas pertenencias ...»

«... Lo que ocurrió después es más confuso. Creo que fui a tomar un café y a fumar un cigarrillo para reponerme del trance. El mío era el único vestido entre tanto unifome, los reclutas no me quitaban ojo de encima ... Me tomé otro café con un pastel. Luego, ya no me acuerdo. Seguro que también bebí alcohol.;.»

«Lo único que sé es que no pegué ojo en toda la noche...»

«Tan sólo al despuntar el día pude abrir la caja...»

Tandis que la psychanalyste revit des événements passés auxquels elle est à nouveau mise en présence par l’intermédiaire d’un courrier, le traducteur - qui avait commencé par une version au présent - décide subitement de rejeter les faits dans un passé révolu et ainsi de briser l’implication émotive qu’ils produisent sur le personnage principal. De ce fait, il empêche le cheminement philosophique qui voudrait qu’Eva, suite à une distanciation et au réveil de certaines sensations, remette en question sa conception du temps tout en s’interrogeant sur l’autre, cet inconnu qui la pousse à développer sa Mémoire16 à travers un résumé éparse du siècle: «Car le classement, même hétéroclite et arbitraire, sauvegarde la richesse et la diversité de l’inventaire; en décidant qu’il faut tenir compte de tout, il facilite la constitution d’une mémoire.»17

b) Dans le récit semi-autodiégétique, semihétérodiégétique, le passage du présent au prétérit par Abulí, même si ce présent peut s’entendre comme présent historique, ne se justifie pas dans la mesure où, hormis sa rencontre avec Françoise Rouge-Dyeu, Eva conte son interprétation de l’histoire de celle-ci - interprétation développée sur le vif au moment de l’ouverture des séquences filmées que lui a envoyées @nomymous. Elle n’a pas assisté aux passages de la vie de cette dame que met en place le montage vidéo, ni à l’éventuelle rencontre de cette dernière avec son frère qui aurait survécu. Elle n’en a eu que l’intuition à travers le périodique Le XXe ciel.

«Au Vu de la séquence filmée qui défile sur l’écran, je raconte àma petite eurasienne ce que je sais de cette petite bourgeoise, celle qui deviendra trois mois plus tard, Farouge, la bété noire de Maurice Barres et des nationalistes français. Entre-temps, elle aura rencontré un déserteurautrichien... Mais n’anticipons pas ...» (pl. 045)

«Al ver la secuencia filmada que desfila por la pantalla, refiero a mi jovencita euroasiática lo que sabía de aquella burguesa francesa, que tres meses más tarde, se convertiría en Rapaz, la bestia negra de Maurice Barres y de los nacionalistas franceses. Mientras, había conocido a un desertor austriaco. Pero no adelantemos acontecimientos»

Dans cet exemple, le traducteur n’a pas tenu compte du verbe déclencheur «je raconte» qui arène le reste de l’énonciation «tout ce que je sais». I1 a également négligé l’apport de la circonstancielle antéposée «Au vu de» qui met en avant la réaction directe et la présencialisation des souvenirs. Si au moment de conter, Eva choisit le présent, il est linguistiquement logique qu’il induise un futur, tout comme «entre-temps» entraine un futur antérieur. Ces jeux sur la temporalité, même dans le respect de la logique de concordance, servent l’ambition de refus de la chronologie.

c) L’utilisation fréquente du participe présent soulignant en françaisàla fois simultanéité et durée, a été traduite dans la majorité des cas par la locution al + infinitif qui convient bien à l’atemporel. Notons une judicieuse inscription de la durée dans la version espagnole la où le texte français la sous-entendait:

«Elle écrit un mémoire sur l'histoire de la psychanalyse.» (pl. 025)

«Está escribiendo una tesis sobre la historia del psicoanálisis, que ...»

Il est dommage qu’il n’ait pas poursuivi dans ce sens en gardant le terme-clé de «mémoire», une des allitérations importantes de l’œuvre, qui n’est pas une thèse, et aurait pu se traduire memoria de licenciatura. Par ailleurs, relevons que le jeu d’Yslaire sur l’ambiguïté entre adjectif verbal et gérondif, s’il est assez difficile àtraduire dans le cas de «volant», autre leitmotiv, le traducteur n’y a pas attaché suffisamment d’importance. Dans la première apparition du terme:

«la représentation quasi obsessionnelle d'êtresvolants, aux bras écartés ...

comme les ailes d’un avion ...» (pl. 014) «la représentation de seres alados, con los brazos abiertos ... Como las alas de un avión ...»

Il place un adjectif qui, malheureusement, non seulement détruit la connotation de mouvement temporel mais de plus fait redondance avec la suite àlaquelle il s’assimile, en changeant l’intentionnalité du messager. De fait, ce dernier semble définir, en partie, le XXe siècle comme celui de la rupture avec le caractère terrestre de l’homme, celui de son accès aux cieux avec toute la charge implicite que cela peut contenir. II aurait dû, me semble-t-il, opter pour la proposition relative au présent de l’indicatif dans son sens définitoire que vuelan.

Dans la seconde apparition du terme:

«... et toujours ces hommes volants ... s'élevant?» (pl. 022)

«... Y siempre esos hombres volando ...¿Volando?»

Abulí, par la répétition du même gérondif «volando» détruit la gradation conceptuelle voulue par l’auteur. En effet, «volant» se limite àl’état physique, tandis que «s’élevant» marque le mouvement d’échappée àla gravité terrestre tant au sens physique qu’au sens spirituel. C’est cette dernière nuance qu’oublie le traducteur quand il aurait pu la maintenir avec elevándose. Plus loin, nous trouvons:

«Fort heureusement, elle s'étend peu sur les multiples associations d'idées que ces hommes volants pourraient faire naitre: le mythe d’Icare, de Prométhée, de Frankenstein ...» ( pl. 028).

«Por suerte, se extiende muy poco sobre las múltiples asociaciones de ideas que provocaban aquellos hombres voladores: el mito de Icaro, de Prometeo, de Frankenstein ...»

L’adjectif verbal «volant» a encore posé problème au traducteur, il a voulu incorporer cette fois un adjectif qualificatif qui marque l’action en tant que telle et abolit le mouvement comme la durée. Le changement de mode verbal est surprenant. Effectivement, l’auteur place le lecteur dans la peau d’Eva, dans la réaction instantanée de celle-ci, dans une certaine supposition, une recherche psychanalytique face aux intentions du correspondant. Le conditionnel met en exergue la supposition. A la limite, une traduction au présent de l’indicatif aurait été acceptable puisqu’elle fait référence àces divers mythes en observant les clichés. Maintenant, l’utilisation d’un imparfait supprime toute notion de doute, brise l’analyse spontanée, et déplace également la focalisation:

Quand et pour qui ces images provoquaientelles ces associations d’idées? L’imparfait marque une distanciation du narrateur. Par ailleurs, «faire naitre» implique un processus plus lent, une nuance de durée et d’aboutissement chez 1’ observateur qui s’ accorde peu au verbe provocar qui accentue la recherche par l’émetteur d’une réponse plus rapide et d’intensité. Nous lui préférerons generar.

d) L’ensemble de L’œuvre peut-il s’apparenter aux mémoires comme le laisse supposer le soustitre, au journal intime selon le texte préliminaire? Ni l’un, ni l’autre, mais plutôt un genre intermédiaire entre ceux-ci, dirions-nous, Tous deux sont chronologiquement organisés, mais les mémoires, détaillées, se font au passé, quand le journal, suite d’événements et d’émotions, se livre plutôt au présent. Ici, la mémoire est réveillée par diverses photos ou films envoyés par l’inconnu, le journal se constitue de diverses réflexions oralisées, mais l’ ensemble reste désorganisé, comme la pensée elle-même, Les seules dates sont celles indiquées sur les mails ou au début des videos, et ne seront explicitées que deux fois par Eva. 11 faut remarquer que le premier mail arrive le 31 février, date inexistante dans notre système de référence, les suivants apparaissent également les 31 des mois qui ne contiennent que 30 jours (excepté mars). Mais le système temporel fait-il encore partie de notre vie, quand la mondialisation et Internet (thématique de L’œuvre) nous offre à l’ instant le don d’ubiquité? «Apparue dans le dernier quart du XXe siècle, la discontinuité informationnelle[...] opère cette fois au niveau planétaire. [...] le passage de la modernité àl’âge global s’explique par le fait que «l’espace organise le temps dans la société en réseaux» (Castells 2003)

2) Les temps du passé

a) La ou le discours d’Eva désigne le passé, nous trouvons essentiellement: d’une part, l’imparfait18 qui, encore une fois, ouvre la dimension temporelle a la durée indéterminée, à la répétition, ou à la description panoramique - le traducteur les a généralement maintenus -; d’autre part, des passés composés qui entrent de plein pied dans le présent, dans la réflexion de la psychanalyste, qui donne à juger aujourd’hui et maintenant du devenir de l’homme. Face au passé compassé, par contre, le traducteur a bien souvent préféré fixer le temporel par l’utilisation du prétérit. Dans le préliminaire justificatif du «journal»19d’Eva que serait XXe ciel.com, elle se présente ainsi:

«Je m'appelle Eva Stern, je suis née avec le siècle et sans doute vais-je mourir avec lui, J’ai connu Freud, rencontré Staline et Gandhi, écouté Allen Ginsberg, Si mo ne de Beauvo1r et les Rolling Stones, aimé quelques-uns, détesté quelques autres, pleuré, haï, espéré, quitté, trahi. En un mot, j’ai vécu au XXe siècle ...»20

La traduction d’Abulí implique un changement temporel radical, mais surtout rompt non seulement avec la cohérence globale de l’œuvre, mais également avec la cohérence linguistique du fragment:

«Me llamo Eva Stern, nací con el siglo y sin duda moriré con el. Conocí a Freud, a Staline, a Gandhi, escuché a Simone de Beauvoir y a los Rolling Stones; unos me gustaron, a otros los detesté, los lloré, los odié, confié en ellos, los abandoné, los traicioné. En una palabra, he sobrevivido al siglo XX ...»

Nous ciblerons tout d’abord ce dernier verbe et l’incohérence tant linguistique que conceptuelle qu’il provoque: elle ne peut avoir survécu au siècle quand elle se doute qu’elle mourra avec lui. Sur le plan de la sémantique du temporel, le réalisme cm de la psychanalyste perd son concept existentialiste «j’ai vécu» pour en endosser celui de l’éternité de l’âme «he sobrevivido». Le choix des prétérits semble de prime abord convenir. Cependant, d’abord le siècle ne s’ est pas encore achevé et la psychanalyste n’ est pas morte. De plus, elle s’ engage à narrer son expérience, à prolonger cette part de vécu à travers une espèce de journal intime, et enfin va permettre à une stagiaire d’être, en quelque sorte, sa projection future: «Elle ne le sait pas encore, mais c’est elle ma mémoire.,(pi. 025). Phrase-clé qui disparait dans la version espagnole II semble alors que le passé compassés’oppose catégoriquement àexplicar qui implique, sémantiquement, une réponse àun problemr précis, un événement précis:

«Done je lui raconte ma vie, et elle en retient quelques bribes.» (pl. 025).

«Así que le explico mi vida y toma nota de lo que le interesa.»

De plus, le fait d’utiliser la dernière précision sur l’intérêt de la jeune fille n’est pas judicieux, car les bribes qu’elle retiendra probablement ne seront pas ce qu’ elle enregistre ou écrit pour son mémoire de fin d’études, mais les souvenirs des rencontres (visages, voix, émotions) avec la vieille dame; c’est en tout cas ce que peut contenir implicitement l’expressionfrançaise «en retenir des bribes» par référence àla locution bribes de conversation.

4) Aspect, modalisation, focalisation

Par ajout, suppression de verbes introducteurs ou choix lexical distinct, Abulí se permet, souvent àcontresens, d’incorporer diverses modalisations ou de changer l’ aspect verbal; ce qui a pour effet de réduire ou d’amplifier le champ temporel et / ou perceptif par rapport àl’œuvre originale.

a) C’est le cas des tournures impersonnelles. Quand Eva présente Lucienne, une stagiaire qui l’interviewe, elle précise:

«A elle de reconstruire le calendrier de ma vie, de mettre des mots sur mes souvenirs. Au moins, cela m’évite de mentir. ..» (pl. 026).

«Ella es la encargada de reconstruir el calendario de mi vida, de poner palabras a mis recuerdos. Así al menos, evitaré tener que mentir...»

La première tournure elliptique française pose problème, En la complétant, on aurait: c’est à elle qu'incombe la tache de reconstruire. Nous nous trouvons devant une antéposition du complément indirect pour une mise en évidence, et face à l’absence de verbe introducteur àla proposition infinitive. Le traducteur a opté pour une amplification et une transposition définissant Lucienne. Du point de vue de l’implicite, dans l’optique temporelle de la durée et / ou du cyclique, les événements se reproduisent, les vies se prolongent par le témoignage, sans volonté propre mais par la nature même de ce temps incontrôlable par l’homme. Pour s’en tenir àla charge philosophique, il lui suffisait de retrouver et d’ajouter le verbe introducteur: Le incumbe, a ella, reconstruir. Ensuite, pourquoi change-t-il le temps verbal, et pourquoi ajoute-r-il gratuitement une obligation au fait de mentir avec «tener que» quand l’équivalence espagnole me evita mentir serait correcte et qu’Eva déclare dans le préliminaire:

«Avec le temps, il devient impossible de juger, de justifier ou simplement de commenter mes souvenirs...» (page de présentation)

«Con el tiempo, es imposible juzgar, justificar o simplemente comentar mis recuerdos ...»

Ici, la traduction est déjà réduite àune affirmation ou l’imperfectif «devenir impossible» et la durée du processus d’oubli sont remplacés par l’affirmation perfective de «es imposible». Puisque Eva s’inquiète des avatars de la vieillesse et, précisément, de la perte de mémoire, le traducteur aurait pu avoir recours à une structure verbale de type se hace imposible.

De même, la supposition «@nonymous doit êtreun photographe» (pl. 022) est transformée en affirmation par le traducteur «@nomino es sencillamente un fotógrafo».

b) Les verbes réitératifs français n’ ont pas toujours d’équivalent en espagnol:

«J’ai même la conviction que le JI du mois prochain, «il» va me rappeler. ..» (pl. 015).

«Tengo la impresión de que el JI del mes próximo, volveré a saber de «él» ...» Pourquoi ce changement de focalisation?

Selon le cotexte, Eva concède a @nonymous un certain pouvoir; il décidera de prolonger l’envoi de ces impressions photographiques. L’ajout de «volver» est nécessaire, mais une focalisation différente bouleverse le rapport de force, le jeu entre la psychanalyste et son possible patient. A la planche suivante, Abulí esquive l’écho verbal. ««Il» m'a rappelé» se réduit a««El» me ha llamado».

Vu l’ampleur de la dimension philosophique dans cette bande dessinée, la focalisation ne devrait pas êtremodifiée. Et pourtant, nous avons signalé plusieurs cas ou Abulí intervient sur celle-ci, souvent en restreignant le champ d’application de l’humain vers l’individuel. La dimension conceptuelle mise en valeur par @nomymous est celle du dépassement des frontières (temps, espace, mouvement et âme) et, par la même, la saisie historique non pas d’événements mais d’un certain vécu ou, mieux, d’un ressenti Humanitaire. Celle d’Eva serait de l’ordre de l’appréhension individuelle, personnelle qui, cependant, au fil du récit, s’ouvre sur un conception plus vaste. Voyons l’élément de résolution d’une partie de l’intrigue que fournit Eva, dans le dernier dialogue, à propos de son frère:

«De toutes façons, il n’existait plus.» (pl. 055)

«De todos modos, nadie ya lo creía vivo

Cette version applique une nouvelle focalisation, généralisante, quand l’ambiguïté aurait voulu qu’on ne sache si Franck n’existait plus pour Eva ou pour son pays, ses amis ou en tant qu’humain. L’auteur, dans la version originale, semble désirer que l’on croie qu’il s’est converti en Ange. Abulí, inf1uencé par sa connaissance du second volume, décide de livrer son interprétation, et donc de pousser le lecteur à considérer le frèrede Franck comme un homme toujours vivant.

2. SÉMANTISME TEMPOREL DES ADVERBES ET LOCUTIONS ADVERBIALES

Les quelques rares adverbes et locutions adverbiales temporels du texte original ciblent soit la durée, soit la succession de situation. Il arrive que le traducteur en place la où il n’y en avait pas et inversement, qu’il en supprime certains.

a) La durée offre à l’auteur une ouverture du champ temporel sur l’infini. Observons, premièrement, le texte préliminaire ou Eva semble justifier son désir de se raconter:

«D'ailleurs, raconter mon histoire ne m'a jamais passionnée, je suis psychanalyste et ma vie a toujours été d’écouter celle des autres ... jusqu’á ce jeudi r» mars 98 ...

... jusqu’á ce que je reçoive le premier e-mail d’@nonymous ...» (page de présentation)

«Además, contar mi vida nunca me ha vuelto loca, soy psicoanalista y mi vida ha consistido en escuchar a los demás...

. . . hasta que recibí el primer e-mail de@nómino ...»

Le traducteur s’offre un changement de registre incompatible avec la personnalité d’Eva et pourrait provoquer une touche d’humour incompatible avec le sérieux de l’ œuvre. Il omet l’adverbe «toujours» qui non seulement est bel et bien significatif de la durée, du cyclique et de l’éternité, mais qui met en perspective l’œuvreentière par son sens second, encore, en français. De plus, dans la concordance des temps verbaux, la linguistique espagnole exigerait plutôt haya consistido / hasta que recibí.

Il va de soi que l’adverbe «encore» est fréquemment utilisé par l’auteur. Il arrive qu’il soit absent de la traduction: «me rend encore agressive», contrairement à«me vuelve agresiva», donne à entendre que ce sentiment est ancien, répétitif et se prolongera. La version espagnole fige àun sentiment premier, au seul moment de perception visuelle du courrier.

Le prolongement temporel est aussi présent dans la composition visuelle des e-mails, Eva nous le décrit de cette manière:

«Traditionnellement, le message commence par un clair de terre, àla différence que, cette fois, la planète bleue a terminé sa lente course derrière l’horizon.» (pi. 026).

«Normalmente, los mensajes empiezan con una foto de la Tierra, 21pero esta vez, el planeta azul había concluido su periplo, ocultándose tras el horizonte.»

La référence àla tradition n’est pas fortuite. En effet, elle marque la répétition, la volonté, et une certaine périodicité. L’anonyme envoie chaque 31 du mois22 - excepté mai - un mail, qu’elle attend impatiemment. Cet adverbe contient également une nuance prospectivo non négligeable. La réduction àun «normalmente» amoindrit l’effet rituel.

b) La succession d’événements n’est que très peu assumée par des adverbes ou locutions adverbiales. Abulí suit d’ordinaire l’original, parfois même calque («Le même jour» (pl. 033) / «El mismo día»). Il supprime quelquefois («ce n’est plus qu’une question de jours...» (pl. 039) / «es cuestión de días...»), ajoute d’autres fois («Taus deux partagent» (pl. 051) / «En esa época comparten»),

c) Finalement, ajoutons qu’en ce qui concerne le doute, exprimé par l’adverbe peut-êtredans le texte original, le traducteur l’annule souvent en se servent du simple verbe être, ou en se passant de l’adverbe. Affirmer au lieu de supposer diminue l’effet d’intrigue et interrompt le questionnement qui recouvre tout le récit. Inversement, il lui arrive de semer le doute quand il n’existe pas dans l’original (cf. dans la dernière partie, la question de la majuscule).

«Secundo, s'il m'envoie des photos muettes, peut-êtreattend-il que je l’aide à ... parler...» (pi. 020).

«Segundo, si me envía fotos sin textos es porque espera que yo le ayude a que... hable ...»

De plus, dans ce que cas le choix d’une subordonnée subjonctive au lieu d’une infinitive introduit une dimension temporelle, un aspect prospectif.

3. SÉMANTISME TEMPOREL DES SUBSTANTIFS

2) Valeur des substantifs

a) Les connotations qui surgissent de certains termes dans cette perspective d’atemporalité recherchée par l’auteur devraient se retrouver au sein de la traduction. Il ne s’agit pas de prôner une version littérale, mais plutôt d’insister sur la nécessaire interprétation philosophique. Qu’il faille avoir recours àun vocable différent dans les cas d’absence d’équivalence dans la langue méta est naturel, cependant éliminer la charge implicite revient àaffaiblir le caractère avant-gardiste de cette bande dessinée - intrigue embrassant l’histoire du XX.e sous l’optique de l’âme immortelle. Quelques exemples de changement lexical injustifié suscitent, mal àpropos, la fixation du temps: «ces suites d’images» (pl. 020) / «esta serie de imágenes» (notons aussi le passage inopportun au singulier) ou «la suite meten scène» (pl. 027) / «Las fotos escenificaban»; «l’ étalage sur écran» (pl. 030) / «la visión en la pantalla»; «C’est une interprétation, en effet ...» (pl. 055) / «Efectivamente, puede ser una explicación ...»

b) La transposition, souvent remplacement d’un substantif par un verbe conjugué, a desconséquences qui court-circuitent l’écriture conceptuelle par la focalisation sur l’individu et la détermination temporelle: «... mais après réflexion, ce qui»/«... Pero a poco que una se fije» ; «Quel rapport avec mon histoire?» / «¿Qué tiene que ver conmigo?».

c) Un autre recours pour marquer l’atemporalisation dans XX-e ciel.cam est l’énumération de substantifs dans leur valeur absolue, à savoir sans article.

«... Incendie du Reichstag, pastiche de l'Ange bleu de Sternberg évoquant la séduction sulfureuse du nazisme, défilé de Nuremberg, prise de Berlin par les Russes ...» (pl. 018)

«E١ incendio del Reichstag, el plagio del Angel Azul de Sternberg evocando la seducción sulfurosa del nazismo, el desfile de Nuremberg, la toma de Berlín por los rusos ...»

L’introduction de l’article précise l’unicité et simultanément la chronologie historique, tandis que la liste dépouillée déclenche une perception nettement plus détachée du fait historique, qui devient ainsi un élément parmi tant d’autres. Cette appréhension est renforcée par l’ouverture et la fermeture en points de suspension.

d) Le groupe nominal comme phrase averbale où le substantif domine se voit bien souvent introduit par un verbe impersonnel ou attributif dans la version espagnole. Etait-ce réellement une obligation du système linguistique méta ou le simple besoin de préciser ressenti par Abulí?: «... Voilà une certitude,» ( pl. 023) / «... Una cosa está clara,»;«Pas d’e-mail, ce mois-ci.» (pl. 024) / «Este mes no ha habido ningún e-rnail.» Ajoutons que la présence d’un verbe introducteur a la forme négative qui renforce l’idée de négation absolue de «ningún» dévie quelque peu la logique qui correspondrait à l’œuvre en suscitant chez le lecteur l’impression qu’Eva reçoit plusieurs e-mail par mois.

2) L’écho linguistique

Ensuite, la répétition de certains vocables connotés quant au signifié temporel et ontologique engage la philosophie du temps cyclique de Nietzsche et se présente presque comme allitération poétique23au sein du récit, Nous en avons déjàcité quelques-uns. Certains n’ont pas d’équivalence d’application à des champs lexicaux distincts. Le verbe «troubler» dans son acception émotive (Je suis troublée) et dans son sens physique (la photo est trouble) qui sert parfaitement le lapsus révélateur freudien, à la planche 029. Le traducteur ne peut que s’y confronter et dévier de l’original. Dans d’autres cas, il aurait pu conserver le mot leitmotiv pour ses valeurs socioculturelles - valeurs implicites qui se devinent facilement grâceà l’étroite relation avec le plan visuel:

«Quant à Marylin, la star au temps de la course aux étoiles, n’incarnait-elle pas le rêve américain? ...» (pl. 021)

«En cuanto a Marylin, la estrella de cine24 de la época de la conquista del espacio, ¿no encarnaba acaso el sueño americano ....»

I1 est évident qu’en traduisant a l’espagnol «star» par «estrella», le traducteur s’impose ensuite un changement pour éviter la répétition. Et pourtant, toute la critique socioculturelle se trouve dans ce rapport entre le mot anglais et ensuite le jeu sur l’expression la course au pouvoir. En effet, le star système pointe du nez, comme réussite personnelle fulgurante et surtout médiatisée (avec ce que cela comporte de simulacres) pour distraire le peuple et faire rêver, cependant que le jeu politique intensifie les relations de pouvoir par la domination non plus d’autres territoires, mais d’autres espaces (l’économie, la technologie, etc.) en esquissant déjà les premiers pas de la globalisation. Le mot «étoiles» doit être lu comme métaphore de: ambition, inaccessible, lutte, décoration (militaire), etc. Dans ce cas, l’unité de traduction ne se limite ni au phylactère, ni au phylactère en corrélation avec le dessin juxtaposé, ni àla planche, ni à l'œuvre (inachevée), mais a l’Histoire mondiale et à la critique européenne émise à l’encontre des Etats-Unis.

4. SÉMANTISME TEMPOREL DE L’AGENCEMENT TEXTUEL

I) Les signes de ponctuation

a) L’utilisation récurrente dans l'oeuvre originale de points de suspension n’est pas gratuite. Ils apportent des nuances différentes mais significatives temporellement quant à«l'attitude» ou au «ressenti» d’Eva. S’ils dénotent le silence de la protagoniste (et non son absence), ils induisent pourtant un non-dit qui peut être de l’ordre du soupir, de la réflexion muette, du «saut» analogique effectué par la mémoire ou la pensée, ou bien du prolongement non exprimé de l’activité mentale. En tout cas, ils donnent à entendre une durée réflexive. Ces signes, placés en début et fin de phrase ou proposition, sont indispensables quand l’intrigue entière se développe sur base d’analyses psychanalytiques. Le traducteur part d’une vision d’ensemble du texte ou du moins de la planche, et a parfois évincé les points de suspension d’ouverture au nom de la logique syntaxique: «... En cliquant sur la blessure de l’Ange,» (pl. 012) / «Alhacer clic en la herida del Angel,» ou encore «... je ne lui dis pas que» / «No le digo que», par exemple.

A ceux-ci, s’ajoute la signification de la majuscule ou la minuscule du mot qui reprend le texte (cf. ci-dessous le problème de déplacement de la virgule). En effet, Yslaire prend soin d’éviter la majuscule dans les compléments d’informations, le cheminement de la pensée pour en souligner la durée et le continuum. Cependant, il l’utilise lors du décalage entre deux pensées (saut analogique). Bien que l’usage de la suspension soit tout à fait identique en espagnol, le traducteur réaménage bien souvent le texte en la supprimant- nous l’avons vu -, en introduisant la majuscule ou décidant de fusionner deux propositions. Loin d’être un détail de présentation, c’est une trahison au travail créatif sur la thématique de l’infinitude.

«C'est là, le vrai tournant de sa vie ... Elle fait la connaissance de Werner Ysler (ou Wissler).» (pl. 050)

«Ello significa un viraje decisivo en su vida, pues entonces conoce a Werner Ysler (o Wissler).»

La suspension placée juste après le mot «vie» et avant un retour à la ligne suscite, dans la version originale, l’impression que, premièrement, Eva nous tait certaines informations et, deuxièmement, qu’il s’agit peut-être d’une catharsis ou en parlant de Farouge, via cette phrase toute faite, elle pense à elle-même. Nous pensons, en effet, que ces points suspensifs sont ceux qui annoncent les indices de la survie de son frère et, donc, le doute.

b) Hormis le cas précédemment cité, la majuscule de certains substantifs leur confère au sein même du texte le sémantisme temporel d’absolu, au même titre que celle qui honore les êtres mythiques ou les dieux. Le fragment suivant, par sa teneur même, nous indique le haut degré philosophique qu’il faut accorder à cette majuscule, par le jeu de l’intertexte:

«Un Ange muet, privé du Verbe ... voilà bien le témoin du siècle, Dieu n’ est-il pas mort, comme le disait Nietzsche? Quoi d’étonnant alors que, dans notre société terrestre de surcommunication, les envoyés divins n’aient plus rien à dire?» (pl. 024)

«Un ángel mudo, privado de la palabra ... Tal es el testigo del siglo. ¿No ha muerto Dios, como decía Nietzsche? Entonces ¿por qué sorprendernos de que en nuestra sociedad, rebosante de comunicaciones, los enviados divinos no tengan ya nada que decir?»

Nous, nous sommes effectivement surprise que le traducteur n’ait pas maintenu les majuscules, d’autant plus qu’auparavant sa version conservait celle de l’Ange. Se peut-il qu’il soit passer àcôté de la référence religieuse?

c) La mise entre parenthèses d’une possible date souligne aussi le refus d’attribuer de l’importance àla chronologie et corrobore le fait que, lors d’une guerre, la datation de la mort d’un soldat est aléatoire. Le traducteur préfère la mise entre virgules.

«Ce soir-làdonc (sans doute le w octobre 1916) est un jour noir pour la famille Rouge- Dyeu.» (pl. 045)

«Esa tarde, sin duda el 10de octubre 1916, fue un día negro para los Rouge-Dyeu.»

Par ailleurs, le simple déplacement ou l’ oubli d’une virgule peut bouleverser le sens intrinsèque d’une proposition. C’est le cas de la définition que donne Eva de l’Ange, qui apparait sur la première photo du premier e-mail.

«… Juste la photo un peu brouillée, d’un Ange perdu dans la stratosphère, qui me regarde ...

... copie conforme sur écran d’un fragment de mon inconscient ...» (pl. 015)

«... Sólo la foto, un poco desenfocada, de un Angel que me mira, perdido en la estratosfera ... Reproducción en la pantalla de un fragmento de mi inconsciente ...»

Vision antique du temps comme force divine supérieure et extérieure àl’homme, incontrôlable. La perte dans l’espace endosse tout le poids de l’immensité, l’infini divin, l’atemporel. En inversant la proposition qualificative et l’épithète (adjonction d’importance secondaire) et en les réunissant par suppression de la ponctuation suspensive, le traducteur amoindrit considérablement l’intention philosophique que soutient @nonymous. En ce qui concerne l’intensité du choc psychologique provoqué chez Eva par la réception de cette image, elle perd toute valeur de permanence et de véracité dans la traduction de «copie conforme» par «Reproducción».

e) Enfin, aucune interrogation ne peut être oubliée car Yslaire nous donne àvoir le processus d’analyse psychanalytique que se propose Eva face àla démarche de l’expéditeur des emails. Elle questionne et surtout doute. Et pourtant, Abulí préfère l’affirmation:

«Selon lui, la conquête de l’air en serait le fil conducteur?» (pl. 015).

«Según él, el hilo conductor sería la conquista del aire.»

2) La mise en phylactère25

Sur base du même raisonnement, il nous semble incontournable de respecter l’ organisation du texte au sein du phylactère, le retour àla ligne permet à Yslaire d’isoler et simultanément de mettre en relief certaines informations qui seront révélatrices quant au déroulement de l’intrigue, Le traducteur n’y prend pas garde, nous l’avons déjà dit (cf. ci-dessus), alors que, chez de nombreux philosophes, c’est àpartir d’une perception spatiale que peut se mesurer le temps. Mesurons, par exemple, l’intensité de la présentation du soi-disant résumé historique suivant:

«... Comme un flash-back synthétique de l’histoire de l’ Allemagne au XXe ... écartelée entre aspirations idéales et cauchemardesques ... de sa descente aux enfers nazis jusqu’á la destruction du mur de Berlín ...» (pl. 018). «... Como un flash-back sintético de la historia de Alemania en el siglo XX ... A medio camino entre aspiraciones idealistas y dantescas ... de su descenso a los infiernos nazis hasta el derrumbe del muro de Berlín ...»

Le texte original présente une étape dé à chaque ligne et surtout place les notions d’idéal et de cauchemar au centre de cette brève vision historique. Un certain rythme entraine ce raccourci temporel ou le retour à la ligne semble être une pause, une respiration gonflée de non-dit.

CONCLUSION

Si l’objectif de l’auteur est, non seulement d’embraser les événements remarquables du XXesiècle dans une vision humaine, mais également de les poser peu à peu au fil de l’intrigue en interrelation, par une trame complexe reposant en grande partie sur l’ambiguïté linguistique des monologues et des récits d’Eva Stern, les interventions du traducteur sur les divers marqueurs de la temporalité reviennent à trahir l’intention de l’auteur. Outre les quelques impossibilités de respect des nuances provoquées par la divergence structurelle entre le français et I’ espagnol et les réussites de traduction, le traducteur semble avoir agi «à contresens» en déplaçantlafocalisation et ou en ponctuant l’action la où Yslaire insiste sur la durée et la perception, et inversement. Nous croyons donc qu’il est regrettable qu’Abulí ait ainsi détruit le jeu temporel, fondateur d’une profonde réflexion sur les courants majeurs de la philosophie occidentale, et qu’il ait, bien souvent, révélé certains éléments de l’intrigue par anticipation.

Nous pourrions même nous questionner sur l’existence d’une méthode ou de stratégies de traduction. Explicatives, peut-être? En effet, le traducteur s’est apparemment laissé guider par son interprétation de l’intrigue. 11 nous semble pourtant risqué de mettre en avant certaines inférences quand l’ œuvre en question est le premier volume d’une trilogie dont la demeure partie n’a pas encare été publiée. Qui sait si l’auteur, après les ambiguïtés entretenues dans les discours des personnages, ne nous réserve pas de surprises?

RECIBIDO DICIEMBRE DE 2003

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Sources primaries

Yslaire (2000): XXe ciel.com; mémoires 98. Genève: Les Humanoides Associés.

Yslaire (2002): Cielo XX.com; memorias 98. Barcelone: Norma. Trad. Enrique S. Abuli.

Sources secondaires

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Klinkenberg, J.-M. (2000 ): Précis de sémiotique générale. París: Flammarion.

Olivares Pardo, M.A. (1998): «Temporalidad y texto: un problema de traducción», Les Chemins du texte. Actes du VIe Colloque de l’APFFUE. Santiago de Compostela: Universidad, vol. II, pp. 419-431.

Pisani, F. (2003): «Le nouveau paradigme de Manuel Castells», Le Monde, 5-12-2003, édition spéciale «Courrier international», p. XXI.

Peeters, B. (1998): Precis de sémiotique générale. Lire la Bande Dessinée. Paris: Flammarion / Champion.

Raskin, L.: «La communication virtuelle comme structure visuelle et linguistique dans la bande dessinée XXe ciel.com d’Yslaire», Actes du VIe Congres internationa! de linguistique francaise. Grenade (en cours de publication).

Ricoeur, P. (1984): Temps et récit, II: La configuration du temps dans le récit. Paris: Seuil.

Spies, W. (2003): «Lévy-Strauss ou le souci de l’autre», Le Monde, 5-12-2003, pp. 1 et 18.

Yslaire (1997): Introduction au XXe ciel. S/1: Delcourt.

1 La psychanalyste Laurence Herlich, et d’autres conseillers graphique, éditorial, littéraire qui différent selon les tomes.

2 Une probable trilogie (selon les premieres présentation qu’en a fait l’auteur) dont le troisieme volet devrait paraitre en décembre 2003.

3 Ce discours pluricode qu’ est la bande dessinée repose sur l’intime fusion entre le verbal et le pictural. Ainsi,

l’ étude de l’ expression semble devoir reposer sur deux types d’analyses, celle du discours linguistique et celle du discours visuel. Cette division de I attention portée àla bande dessinée domine les travaux sur cet art, tout en contredisant, malheureusement, sa nature profonde. Nous n’avons pas la prétention de proposer ici une vision syncrétique, e’ est pourquoi nous suivrons la tradition analytique qui combine les méthodes appliquées aux arts audiovisuels et celles qui abordent le discours littéraire.

4 Ainsi que son application aux domaines artistique et psychanalytique, par certains de ses héritiers, notamment Nietzsche et Freud, tous deux cités dans la présente bande dessinée.

5 I1 est évident que la richesse de la trame narrative et ce qu’elle suppose de réflexion intense ne se limite pasà cette dichotomie, mais la dépassera au cours du récit. Un certain équilibre entre les deux théories philosophiques s’établira chez la protagoniste principale.

6 Merleau-Ponty: Phénoménologie de la perception, p. 475 apud Auvray 2003

7 On ne peut négliger la référence aux poetes de l’Art pour l’Art, plus précisément à Paul Valéry. Ainsi, il faudra toujours garder àl’esprit qu’Yslaire a développé une attention aigue a l’ aspect rhétorique et poétique de son texte, avec l’aide d’un conseiller littéraire: José Louis Bocquet. Cf. Yslaire 1997.

8 Nous pourrions ajouter, au sens fourni par Benveniste: récit conversationnel où se dévoile l’implication du «je» et une certaine distanciation.

9 «Il cultivait cette étrange obsession de valer le temps qui passe. Des instants d’années. Pour les rendre éternels, pour changer l’Histoire du monde ...» pi. 023.

10 «Leur programme était d’épingler tous les Anges qui traverseraient le siècle ...» pi. 023.

11 «Tous les jours, nous nous racontons ainsi notre histoire, nous donnons ainsi du sens à nos actes, a notre existence ...» pl. 044

12 Les «manipulations» de la sémantique temporelle par le traducteur sont trop nombreuses pour nous permettre d’en établir la liste exhaustive.

13 De fait, dans son acception la plus générale, il sert à exprimer une action présente, l’existence de celle-ci.

14 Le présent s’utilise également pour l’expression de vérité générale ou permanente, ainsi que pour les habitudes (caractère cyclique d’un geste, d’une situation).

15 Les guillemets de cette succession de fragments textuels délimitent les divisions en phylactères.

16 Nous utilisons á escient le singulier et la majuscule, selon le sens philosophi9.ue et psychologique qui imprègne l’ œuvre ainsi que selon 1 idée de raconter ses mémoires au sens littéraire.

17 Lévi-Straussapud Spies (2003: 18).

18 Les grammaires le définissentcomme un temps passé qui exprime une action inachevée, qui présente des états se prolongeant, qui met en place le contexte.

19 Nous plaçons les guillemets dans le sens de la remise en question du terme journal intime explicitée antérieurement.

20 Page de présentation non numérotée.

21 La perte de 1’ effet poétique «clair de terre» semble obliger le traducteur àamplifier.

22 Cf. auparavant, la remise en question de la notion de journal intime.

23 Comme nous l’avons déjàfait remarquer, rien n’est gratuit chez Y slaire. La labeur rhétorique ne peut être écartée de l’analyse Linguistique.

24 Il me parait peu respectueux à l’égard du public adulte auquel est dirigée cette série de devoir inclure ce type d’ explication dans la traduction, d’autant plus vu l’apport du visuel.

25 Cette expression personnelle est calquée sur mise en page pour s’adapter àl’espace d’inscription du textuel en bande dessinée.