:: TRANS 26. MISCELÁNEA. Jurídica e institucional. Págs. 233-249 ::
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Jorge Valdenebro Sánchez
Université de Lorraine
ORCID: 0000-0001-5647-924X
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La seconde moitié du xxe siècle marque le début des théories traductologiques. La plupart des approches qui ont apparu à partir de cette époque sont conçues sous un point de vue général (la juritraductologie exceptée). Ainsi, l’objectif de ce travail est la réalisation d’un parcours historique des différentes approches traductologiques afin de les lier à la traduction juridique. Plus spécifiquement, nous nous focalisons sur les théories permettant de mettre en avant l’importance des paramètres culturels en traduction juridique. Nous partons, donc, du plus général, comme l’approche linguistique, pour arriver aux études plus spécifiques à notre domaine, comme la juritraductologie.
MOTS-CLÉS: traduction juridique, droit, aspect culturel, traductologie, juritraductologie.
The cultural aspect of legal translation in translational theories: From the linguistic approach to juritradutology
The second half of the 20th century marks the beginning of translatological theories. Most of the approaches that emerged in this period (apart from juritraductology) are conceived from a general point of view. Thus, the aim of this study is to offer a historical overview of the different translatological approaches to relate them to legal translation. More specifically, we focus on the theories that concentrate on the importance of cultural factors in legal translation. We therefore move from the most general, such as the linguistic approach, to more specific studies in our field, such as juritraductology.
KEY WORDS: legal translation, law, cultural aspect, translatology, juritraductology.
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recibido en marzo de 2022 aceptado en noviembre de 2022
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1. Introduction
La traduction est une activité ancienne qui apparaît dès que différentes sociétés ne parlant pas la même langue entrent en contact. Au début, il s’agissait d’une traduction orale. La naissance de l’écriture permettra une activité traduisante écrite. En revanche, c’était une activité pratique qui était absente, grosso modo, de réflexions théoriques (sauf quelques exceptions comme c’est le cas des idées de Cicéron ou saint Jérôme).
À partir de la seconde moitié du xxe siècle, des réflexions théoriques intéressées par une explication de la traduction commencent à apparaître. Elles sont orientées vers différents aspects particuliers de l’activité traduisante. Ainsi, nous arrivons aux approches théoriques de la traduction. Celles-ci n’ont pas généralement été conçues de manière appliquée à la traduction juridique (sauf des exceptions, comme la juritraductologie). Toutefois, nous allons dans cette étude les analyser en nous focalisant sur celles qui ont un impact dans le domaine de la traduction juridique et, plus précisément, sur celles qui mettent l’accent sur l’aspect culturel. Nous parlerons, en conséquence, des approches linguistiques, textuelles, cognitives, socioculturelles et communicatives, herméneutiques et, finalement, celle qui s’intéresse au lien entre le droit et la traduction, la juritraductologie.
Pour ce faire, la méthodologie interprétative-compréhensive sera mise en place, car à partir des données compilées nous analyserons la place de la traduction juridique en tant qu’activité interculturelle dans les différentes théories ici abordées. Cette méthodologie est composée de la recherche documentaire et des réflexions qui en découlent, en appliquant donc une approche descriptive et critique. Finalement, ce travail se conclura avec les réflexions finales et des pistes pour les futures recherches.
2. APPROCHES PRÉJURITRADUCTOLOGIQUES
Cette première partie comprend les approches traductologiques qui existaient avant les études juritraductologiques. Nous nous intéressons particulièrement aux théories prenant en compte l’aspect culturel en traduction (comme la Théorie du skopos), car, bien que ces théories aient été conçues principalement sous un angle général, nous pouvons les appliquer à la traduction juridique.
2.1. Approches linguistiques
Le développement de la traductologie a lieu au cours du XXe siècle grâce notamment à la linguistique. L’approche linguistique comprend d’autres sous-approches, parmi lesquelles nous soulignons les plus remarquables1 : la stylistique comparée, la linguistique théorique et la linguistique appliquée. Cette approche a une forte influence dans les débuts de la traduction juridique, qui traditionnellement a favorisé l’aspect linguistique au détriment des paramètres culturels.
Concernant la stylistique comparée, la Stylistique comparée du français et de l’anglais (1958) de Vinay et Darbelnet est l’un des ouvrages les plus représentatifs. Ils cherchaient une théorie de la traduction fondée sur la structure linguistique et la psychologie des sujets parlants. Les auteurs ont établi les sept procédés de traduction (emprunt, calque, traduction littérale, transposition, modulation, équivalence et adaptation). Il est vrai qu’ils se focalisaient sur des phrases ou des termes isolés et ne mettaient pas l’accent autant sur le paramètre culturel ni le domaine du droit, mais il s’agit du point de départ du développement des techniques de la traduction juridique. En effet, leur emploi est fondamental dans le domaine du droit, notamment pour faire face aux références culturelles. Des auteurs tels qu’Orozco Jutorán affirment même l’importance d’inclure les techniques de traduction juridique employées dans les ressources traductologiques, car “ […] el hecho de que no se mencione [la technique utilisée] hace que se confunda fácilmente un equivalente funcional o una traducción léxica con un equivalente total o contextual ” (Orozco Jutorán, 2014, p. 245). Bien évidemment, les techniques de traduction dans cette discipline ont évolué et ne sont pas exactement les mêmes que celles que Vinay et Darbelnet ont proposé, chaque domaine (et sous-domaine) de spécialité nécessitant de techniques ad hoc, mais leurs contributions ont jeté les bases des techniques de traduction utilisées dans le domaine du droit.
Puis, nous trouvons la sous-approche de la linguistique générale, dont l’un des représentants les plus remarquables est Mounin (1963). Cet auteur considère que la traduction est “ […] un contact de langues, un fait de bilinguisme ” (Mounin, 1963, p. 4) et c’est autour de cette affirmation qu’il entreprend sa réflexion. La question de l’intraduisible intéressait particulièrement l’auteur. Ce postulat est très lié à la traduction des réalités juridiques. La recherche d’un équivalent dans la culture d’arrivée est, en effet, l’une des principales difficultés en traduction juridique compte tenu du caractère national du droit. À cet égard, plusieurs auteurs s’accordent même à considérer que les concepts juridiques marqués culturellement sont intraduisibles (Kerby, 1982 ; Dumon, 1991). D’autres auteurs, tels que Barceló Martínez et Valdenebro Sánchez (2022), considèrent que la traduction est possible, même si l’équivalence n’est pas exacte. C’est pour cela qu’ils préfèrent parler plutôt de degrés d’équivalence.
Finalement, nous trouvons la linguistique appliquée. Dans cette sous-approche, l’un des auteurs les plus connus est Catford (1965). Pour cet auteur, l’analyse et le processus de traduction doivent faire appel aux catégories employées pour la description des langues. Pour lui, la traductologie doit être rattachée à la linguistique comparée, car la traduction concerne une comparaison entre les langues. Cette branche octroie à la traduction un caractère purement linguistique. Cela implique une traduction pratiquement absente de la dimension dynamique mise en évidence par Nida (1964). Il n’y a pas de place donc pour la prise en compte des réalités culturelles, mais exclusivement pour des questions linguistiques, une particularité soutenue par les juristes jusqu’à la seconde moitié du xxe siècle. En effet, pour eux, la traduction juridique a traditionnellement été considérée comme une pratique exclusivement linguistique ne posant pas de problèmes extralinguistiques. La traduction juridique fondée sur le mot à mot était un signe de respect. Il faudra alors attendre d’autres approches, telles que la fonctionnelle ou la textuelle, pour que les réalités textuelles et extralinguistiques soient prises en compte.
2.2. Approches textuelles
Grâce à l’approche textuelle à partir des années 70, la traduction part non pas d’une analyse entre les langues, mais des textes, comme différents auteurs le défendent (Seleskovitch, 1968, 1975 ; Wills, 1982 ; entre autres). À cet égard, Wills (1982) considère que la communication linguistique prend effectivement la forme de textes et, en conséquence, la traduction devient une opération textuelle.
D’après Guidère (2010, p. 55), plusieurs paramètres textuels existent et vont déterminer la traduction, tels que le type ou la fonction du texte, entre autres. En raison de cette perspective textuelle très diverse, plusieurs traductologues se sont orientés vers une approche discursive de la traduction. Du point de vue traductologique, le discours permet de se focaliser sur le sens et d’aborder le genre et le niveau du texte. Dans les domaines de spécialité, comme le droit, l’analyse du discours permet de montrer les marques culturelles de la terminologie en question.
Ces nouvelles perspectives ont un impact aussi dans l’étude de la traduction juridique. L’étude du texte est essentielle pour le traducteur afin d’analyser les éventuelles différences culturelles auxquelles il doit faire face. Plus précisément, les études du texte en traduction juridique mettent l’accent aujourd’hui sur le concept de genre textuel (Borja Albi, 2000 ; Barceló Martínez, 2020 ; entre autres). Avant le xIXe siècle, le texte juridique était considéré un texte sacré, au même niveau que les textes religieux (d’où le respect du mot à mot). Cependant, après la Seconde Guerre mondiale, la traduction juridique commence à faire l’objet d’études théoriques. Ainsi, les premières propositions de typologies textuelles commencent à apparaître. Le principal problème de ces propositions était qu’on considérait que le texte juridique avait une fonction informative. En revanche, bien que des documents juridiques tels que les lois puissent posséder une fonction informative, la fonction principale, tel que Valderrey Reñones (2004, p. 177) l’affirme, est directive.
En tout cas, avec cette approche, à notre avis, nous nous rendons compte que la traduction juridique n’est pas une simple transposition terminologique. À titre d’exemple, le Pacte civil de solidarité (Pacs), de la culture juridique française, pourra être traduit différemment en espagnol péninsulaire en fonction du type de texte. Ainsi, s’agissant d’un acte notarié, entraînant des effets légaux, la traduction par pareja de hecho, sans aucune précision, n’est pas correcte. La réalité n’est pas la même et il faut que le lecteur cible le sache. Cependant, dans un texte littéraire, sans aucun effet juridique, la traduction par pareja de hecho, pourrait fonctionner2. Par conséquent, partir du texte est aussi partir d’une culture. La traduction d’un terme sans considérer la dimension textuelle ne nous permet pas de mener à bien l’activité traduisante avec succès. Analyser le texte entraîne l’étude de l’organisation culturelle de la discipline dans un système précis. Cette approche suppose de franchir une nouvelle étape dans la traductologie liée à des aspects culturels et fonctionnels.
2.3. Approches cognitives
La traduction d’après l’approche cognitive est “ […] envisagée comme un processus de compréhension et de reformulation du sens entre deux langues, intégrant un traitement particulier de l’information ” (Guidère, 2010, p. 63). La raison est bien simple : la traduction est une activité qui met en contact un être humain avec des langues (tout cela dans des contextes culturels précis). La psycholinguistique, à cet égard, aborde la psychologie de l’humain et le fonctionnement du langage. Différentes tendances existent dans cette approche : les travaux de la Théorie interprétative ou de la Théorie du sens (Seleskovitch, 1975 ; Delisle, 1980 ; Lederer, 1981 ; Seleskovitch et Lederer, 1984), l’analyse psycholinguistique de Bell (1991), l’application de Gutt (1991) de la Théorie de la pertinence de Sperber et Wilson (1986) concernant les comportements mentaux du traducteur, entre autres. À ne pas oublier les TAPs (Think Aloud Protocols), qui se chargent d’analyser le processus mental et cognitif nécessaires en traduction. Cette étude est encadrée par des protocoles tels que la transcription, l’enregistrement ou le questionnaire, etc. À titre d’exemple, le travail de Fraser (1993), qui met l’accent sur les phénomènes émotionnels qui se produisent dans l’activité traduisante. Tous ces aspects sont cruciaux en traduction et, plus précisément, en traduction juridique. Par exemple, le facteur émotionnel joue un rôle important en traduction juridique et, plus spécifiquement, en interprétation judiciaire. Concernant la traduction, le traducteur peut être confronté à la traduction de textes tels qu’un jugement concernant un viol à l’encontre d’une personne mineure et il peut, en conséquence, être difficile de laisser de côté cet aspect émotionnel. Il en va de même pour une interprétation auprès de la justice, où l’interprète peut travailler à côté d’un terroriste, ressentant ainsi des sentiments tels que la peur.
Il nous semble, également, judicieux d’aborder dans l’approche cognitive les études menées à bien par l’École Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs (ESIT) de Paris, avec Seleskovitch et Lederer (1984 et 1989) et Delisle (1980) en tête. En effet, une grande partie des connaissances actuelles du processus traductif provient de ces travaux, réalisés auprès des interprètes. Étant donné l’importance de ces études en traduction, nous l’aborderons plus minutieusement par la suite.
2.3.1. La Théorie interprétative ou Théorie du sens
La Théorie interprétative ou Théorie du sens s’intéresse au processus de traduction et d’interprétation. Cette théorie a été développée à l’ESIT par Seleskovitch et Lederer (1984)3, qui analysaient les processus d’interprétation consécutive et simultanée. Delisle (1980), pour sa part, l’applique au domaine de l’enseignement de la traduction des textes à caractère pragmatique. La traduction, d’après ces auteurs, n’est pas qu’une activité de transposition, mais il y a d’autres phases cognitives qui entrent dans ce jeu. Ainsi, Seleskovitch et Lederer (1984) soulignent que le processus traductif est composé de trois étapes : compréhension, déverbalisation et reformulation. Delisle (1980), quant à lui, propose aussi trois phases : compréhension, reformulation et vérification (aussi dénommée analyse justificative). Cette dernière étape concerne l’analyse des choIX de traduction pour garantir que le texte cible correspond au texte source.
Ces théories sont très liées à la traduction juridique. À cet égard, Gémar (1995, p. 152) se focalise sur l’importance de la phase de compréhension du texte source pour pouvoir effectuer une traduction optimale. D’autres auteurs, tels que Koutsivitis (1988), qui s’intéresse à la traduction du texte normatif communautaire, ou Pelage (1995), qui analyse la traduction des textes juridiques en langues romanes vers le français, se servent des apports théoriques de l’ESIT dans leurs problématiques liées à la traduction juridique. Leurs études sont critiquées par Bocquet (1996, p. 69), puisque, d’après lui, la Théorie du sens n’est pas applicable dans certains textes juridiques, tels que les textes normatifs, où la précision du message performatif empêcherait de mener à bien la transcodification, caractéristique de la Théorie du sens. Cependant même si Koutsivitis et Pelage se fondent sur les théories de l’ESIT, ils ne soutiennent pas la transcodification comme méthode de traduction des textes normatifs. En effet, Pelage considère que “ [d]ans certains cas, le transcodage est possible, mais il n’est pertinent que lorsqu’il résulte d’un choIX du traducteur, d’une prise de conscience de l’existence de correspondances préétablies entre deux langues ” (1995, p. 24).
En tout cas, bien que Bocquet critique ces aspects liés à la Théorie du sens, il ne cache pas le lien existant entre l’approche cognitif et la traduction juridique (Bocquet, 2008, p. 88) :
Pour comprendre un texte juridique qu’on lit dans une langue étrangère rien de mieux que d’avoir lu des textes juridiques dans sa propre langue. […] On peut parler ici de bagage cognitif, ou de structure d’accueil. Il ne s’agit pas encore de maîtriser le langage juridique de sa langue maternelle pour réexprimer le message, ce qui n’interviendra que dans la dernière phase du travail du traducteur, mais il s’agit dès la première phase de ce travail de permettre au traducteur d’être en terrain connu et de ne pas ajouter aux difficultés de compréhension d’une langue étrangère, les difficultés qui consistent à entrer dans la matière dont le texte parle.
Nous constatons donc que les aspects cognitifs sont bien présents dans la traduction juridique. Même Bocquet (2008, p. 13) établit trois étapes dans la traduction juridique qui, d’après nous, ont une similitude avec les phases du processus traductif de Seleskovitch et Lederer (1984) ou Delisle (1980) :
Tableau 1. Comparaison du processus de traduction selon la Théorie du sens (Seleskovitch et Lederer 1984), Bocquet (2008) et Delisle (1980).
Ainsi, pour décrypter le texte source, il faut le comprendre. Cette première phase est extrêmement importante et similaire dans les deux postulats. La comparaison, pour sa part, tout en étant une étape exclusive de Bocquet, implique aussi un travail cognitif qui va nous permettre ensuite de procéder à la traduction proprement dite. C’est en quelque sorte un type de phase comparable à la déverbalisation, qui a lieu en interprétation notamment, mais qui peut être appliquée à la traduction juridique, car il s’agit de la phase intermédiaire qui a lieu après avoir compris (ou décrypté) le texte source et avant de produire le texte (oral ou écrit) final. Ensuite, une autre phase partagée par tous ces auteurs est la production du texte cible, même si elle reçoit des dénominations différentes (réexpression, recryptage ou ré-encodage et reformulation) ou ne se trouve pas dans le même ordre (il s’agit de la deuxième étape pour Delisle, alors que pour Bocquet et Seleskovitch et Lederer c’est la dernière). Finalement, bien que l’étape de vérification de Delisle ne soit pas mise en évidence par les autres auteurs, il est vrai qu’elle est fondamentale. En effet, en traduction juridique, la traduction doit passer par une analyse des choIX proposés afin d’éviter des erreurs qui n’aient pas été envisagées dans le reste des phases. Un aspect vraiment important dans ce domaine, vu les effets légaux des textes juridiques et les problèmes qu’une éventuelle erreur pourrait entraîner. Ainsi, le processus traductif en traduction juridique se sert, en grande partie, des théories cognitives.
2.4. Approches socioculturelles et communicatives
Avant la seconde moitié du XXe siècle, il y avait une tendance à croire que les langues appartenaient à des nomenclatures identiques et, par conséquent, que la traduction était toujours possible. Le droit n’échappe donc pas à cette réalité. Les mots étaient naguère identifiés comme des éléments universels. La traduction littérale était considérée comme une traduction fidèle, vu que les lois étaient des textes qui émanaient “ […] d’un roi voulu lui-même par les dieux ” (Burgelin, 2004, p. 5). Si les textes sacrés devaient respecter le mot à mot, les textes juridiques, en tant que tels, étaient obligés de suivre cette méthode traduisante où la place des paramètres culturels était pratiquement inexistante.
En revanche, cette conception conservatrice fut contestée au début du xIXe siècle grâce au travail présenté par Humboldt, qui “ […] fut le premier à conceptualiser, au début du xIXe siècle, les rapports entre le langage, la pensée et le monde […] ” (Chabrolle-Cerretini, 2007, p. 1). Pour Humboldt, la langue est une activité de l’être humain qui participe à l’élaboration de la pensée.
Ce rapport entre langue et pensée humaine est clé dans les études culturelles de la traduction et notamment à partir de la seconde moitié du XXe siècle, où le tournant culturel a eu lieu. Avec ce tournant, une série de traductologues s’éloignent de la conception classique de la traduction et adoptent une vision plus extralinguistique de l’acte traductif. La traduction n’est plus conçue comme une activité qui se produit entre deux langues, mais entre deux cultures.
Les premiers traductologues à s’intéresser à la traduction en tant qu’acte interculturel sont les traductologues bibliques, notamment Nida (1947, 1964), Nida et Taber (1969) et Margot (1979). En effet, Nida (1964) souligne que la traduction, en tant qu’acte communicatif, comprend une série de facteurs comprenant le sujet, les participants, le mode de l’acte communicatif (oral ou écrit), le code utilisé (c’est-à-dire, la langue employée) et, finalement, le message. Tout cela est encadré dans un contexte socioculturel entraînant pour l’auteur des différences culturelles et temporaires. De plus, il cite cinq domaines qui peuvent créer des problèmes culturels en raison du manque d’équivalence totale : différences d’écologie, de culture matérielle, sociale, religieuse et linguistique.
Le droit, en tant que discipline organisant une société, fait partie des différences culturelles en matière sociale dont Nida parle. Il est susceptible d’entraîner des problèmes de traduction étant donné les divergences culturelles. À titre d’exemple, le mariage religieux n’a pas de valeur légale en France depuis 1791, alors qu’en Espagne les mariages célébrés selon la loi du droit canonique ont des effets civils (art. 60, Código Civil). Ces différences culturelles vont donc entraîner des problèmes traductologiques. C’est pourquoi le droit en tant que discipline culturelle mérite d’études théoriques mettant en relief cet aspect particulier (d’autant plus qu’il s’agit très couramment de traductions entraînant des effets légaux). À cet égard, les approches fonctionnalistes, et notamment la Théorie du skopos, marquent une nouvelle approche théorique considérant la traduction du droit en tant qu’activité interculturelle.
2.4.1. Théories fonctionnalistes
L’approche fonctionnaliste en traductologie se focalise sur l’importance de la fonction textuelle et la fonction de la traduction. Cette approche est représentée principalement par Holz-Mänttäri (1984), Nord (1991, 1997), Reiss (1971) et Vermeer (1978), entre autres. Ces réflexions supposent une nouvelle conception de l’activité traduisante et un éloignement de la tradition théorique et pratique qui se focalise sur le texte source. La traduction est alors considérée comme une action. Ces approches exercent une forte influence dans le domaine juridique, notamment la Théorie du skopos, la Théorie actionnelle de la traduction et l’approche variationnelle, que nous aborderons par la suite.
La Théorie du skopos marque le début des théories qui s’appliquent à la traduction juridique. Avec cette Théorie, “ […] la traduction est envisagée comme une activité humaine particulière (le transfert symbolique), ayant une finalité précise (le skopos) et un produit final qui lui est spécifique (le translatum ou le translat) ” (Guidère, 2010, p. 72).
Reiss (1971) fut la première auteure à développer cette Théorie. Elle considère que la traduction va dépendre du type de discours et de l’objectif envisagé. À partir de ses réflexions, elle propose un modèle critique de traduction fondé sur la relation fonctionnelle qui existe entre un texte source et un texte cible. Pour l’auteure, c’est justement cette relation fonctionnelle qui doit prévaloir. Pour Reiss, les traductions ne sont pas correctes ou incorrectes. Elles peuvent toutes être justifiées selon les circonstances spécifiques. Il s’agit d’un aspect que nous constatons dans le domaine du droit, où la traduction d’un même terme dans le cadre d’une procédure, entraînant des conséquences juridiques, exige une traduction différente à celle d’un terme juridique dans un roman, absent d’effets légaux.
Puis, Vermeer (1978) précise la notion de fonctionnement de la théorie de Reiss et, de plus, arrive à élargir son cadre d’étude pour traiter aussi “ […] des cas pratiques et des phénomènes spécifiques qui n’étaient pas pris en compte jusque-là ” (Guidère, 2010, p. 73). Vermeer considère que si le traducteur arrive à situer le texte source au sein d’une typologie textuelle ou discursive, les problèmes de traduction pourront être résolus plus facilement. Le texte est donc considéré d’après cette Théorie comme une offre d’information d’un émetteur à un récepteur. C’est pour cette raison que la sélection des informations et la finalité de la communication ne sont pas le fruit du hasard, mais des attentes des lecteurs de la culture cible. Il s’agit, en définitive, du skopos du texte, qui peut être identique ou varier entre les deux langues qui participent au processus traductif. C’est, dans ce sens, ce que propose Nord (1989, 1997) quand elle parle des différentes catégories de traduction :
À cet égard, Dullion (2000) mène à bien une étude concernant la traduction des textes législatifs à partir de la catégorie de Nord. De cette façon, nous trouvons une application au domaine objet de notre travail. En effet, Dullion (2000, p. 235) souligne que les textes juridiques ont deux fonctions : informer sur le droit (traduction-document) ou produire un texte ayant valeur en droit (traduction-instrument). Ces deux catégories confèrent un rôle très important au destinataire, qui sera celui qui permettra de cibler la spécificité des contraintes du texte qui doit être traduit. Ainsi, à titre d’exemple, “ […] la fonction et les enjeux de la traduction diffèrent selon que celle-ci s’adresse à une autorité judiciaire ou à un justiciable allophone ” (Monjean-Decaudin, 2012, p. 287).
Bien que les auteurs de la Théorie du skopos affirment aussi que l’opposition document-instrument peut être appliquée au domaine du droit, Vermeer (1986) établit déjà une application de cette Théorie à la traduction juridique même avant les catégories textuelles de Nord. Il illustrait l’exemple de la traduction d’un contrat d’assurance. Pour lui, il y avait deux possibilités : soit effectuer une traduction en tant qu’acte dans la pratique, soit l’effectuer en tant que preuve devant un tribunal. Le traducteur doit ainsi mettre en œuvre une série de stratégies, plus focalisées sur le texte de départ ou celui d’arrivé, en fonction du paramètre primordial de la traduction, l’objectif qui lui a été assigné. Ce qui nous paraît extrêmement intéressant est le fait que l’auteur souligne que la traduction, vu qu’elle s’inscrit dans une culture cible, implique forcément un transfert culturel. En effet, l’auteur octroie une importance à la culture dans un domaine qui traditionnellement ne l’a jamais pris en compte. C’est pourquoi ce postulat, bien qu’il ait été critiqué, nous paraît l’un des plus approprié pour la prise en considération du droit en tant que phénomène culturel dans la théorie de la traduction juridique. Par ailleurs, Vermeer parle de transfert, non pas d’échange. Cela implique un déplacement d’un lieu à un autre, c’est-à-dire, d’une culture à une autre, et, en conséquence, un contact interculturel que le traducteur doit garder à l’esprit à tout moment.
Nous constatons que cette position laisse au traducteur le pouvoir d’accorder quel statut a le texte source. Par ailleurs, le fait que toute traduction soit conditionnée par le skopos implique une prise en compte des réalités culturelles qui s’entremêlent lors du processus traductif. En revanche, cette Théorie a été fortement critiquée. À cet égard, Guidère considère que ce mauvais accueil est dû parce que celle-ci “ […] rompt le lien originel existant entre le texte source et le texte cible au profit exclusif de la relation translatum-skopos ” (Guidère, 2010, p. 73). Bocquet, quant à lui, souligne que “ [l]a théorie du Skopos a, dans un premier temps, été très mal accueillie par les jurilinguistes et traducteurs juridiques, qui ne pouvaient admettre que dans leur spécialité le traducteur pût prendre de pareilles distances avec le message à transmettre ” (2008, p. 81).
Malgré les critiques, nous croyons que cette Théorie suppose une contribution clé à la traductologie et une conception théorique plus cohérente du fait qu’elle prend en considération les réalités culturelles et la fonction lors de l’activité traduisante. Dans ce sens, “ […] la théorie de Vermeer demeure l’un des cadres conceptuels les plus cohérents et les plus influents de la traductologie ” (Guidère, 2010, p. 75) et un point de départ pour les théories traductologiques appliquées au domaine du droit.
Développée en Allemagne par Holz-Mänttäri (1984), cette Théorie conçoit la traduction comme un processus de communication interculturelle dont le but est la production de textes adéquats à des situations spécifiques et à des contextes à caractère professionnel. À cet égard, l’action du traducteur dépend de la fonction et du but de la traduction. Il s’agit d’une conception pragmatique de la traduction et, en tant qu’approche pragmatique, elle a une grande importance en traduction juridique, compte tenu de l’importance que cette discipline assigne aux éléments extralinguistiques.
Vu l’approche à laquelle cette Théorie adhère, le but est de promouvoir une traduction fonctionnelle qui puisse faire face aux problèmes culturels qui rendent plus compliqué l’acte de communication. On préconise ici le remplacement des éléments culturels présents dans le texte source par d’autres éléments plus familiers dans la culture d’arrivée. Cette idée de la Théorie actionnelle de la traduction ne fonctionne pas dans son intégralité en traduction juridique sans être nuancée. Les textes juridiques, en raison des effets légaux, impliquent parfois (et très souvent) que la traduction contienne des éléments extralinguistiques tout à fait étrangers a priori dans la culture cible. Ainsi, le terme juridique français témoin assisté ne peut pas être remplacé par un élément plus proche dans la culture espagnole, vu que celle-ci ne dispose pas d’un équivalent à aucun niveau. Étant donné les conséquences juridiques qu’entraînent les textes dans ce domaine, le fait de remplacer des éléments culturels du texte source par d’autres plus familiers dans la culture cible, afin de les rendre acceptables, n’est pas possible. L’acceptabilité vient ainsi du point de vue légal, ce qui ne veut pas dire que l’aspect culturel et la culture cible ne soient pas pris en compte. Tout au contraire. Savoir à quel point une traduction ou une telle autre est acceptable du point de vue juridique requiert la connaissance des deux cultures concernées.
De même, savoir à quel point nous pouvons remplacer un élément d’une culture par celui d’une autre (utiliser un équivalent fonctionnel) va dépendre du degré d’équivalence entre ces deux concepts. Plus haut sera le degré, plus de possibilités il y aura de mener à bien ce remplacement fonctionnel. Mais, comme il est évident, sans les connaissances culturelles, le traducteur ne pourra jamais établir ce degré d’équivalence. Le traducteur juridique doit à cet égard trouver l’aurea mediocritas au niveau culturel. Il doit rendre compréhensible à une culture cible un texte d’un système juridique qui lui est étranger sans pour autant modifier les aspects légaux.
Le modèle variationnel proposé par Hewson et Martin (1991) estime que la traduction est une équation culturelle effectuée par un traducteur qui a le rôle d’opérateur culturel. De même, ils ne font pas référence à la traduction via la langue (soit source, soit cible), mais via la langue/culture.
Si le traducteur est un opérateur culturel par ces auteurs c’est en effet pour faire remarquer l’importance de cet acteur lors du processus traductif. Ainsi, le traducteur acquiert un rôle actif, au lieu du rôle neutre qui lui a traditionnellement été assigné.
Ces auteurs établissent une série de paramètres socioculturels et économiques qui résultent très intéressants en traduction juridique. Les paramètres socioculturels sont les suivants :
Les auteurs abordent aussi trois paramètres économiques : l’initiateur de la traduction, qui est celui qui traite la traduction en tant que produit commercial, le traducteur et ses circonstances socioéconomiques (par exemple, le temps dédié à la traduction) et, finalement, la tâche de traduction, regroupant le lien entre l’initiateur du texte source avec les récepteurs cibles. Bien que ces derniers paramètres soient très intéressants, ils ont une importance mineure dans le cadre de ce travail, qui se focalise notamment sur la conception du droit comme produit culturel dans les théories traductologiques. À cet égard, le concept de variation géographique que proposent les auteurs est clé selon nous, compte tenu du lien avec les réalités culturelles.
2.5. Approches herméneutiques
Le mot herméneutique provient du grec hermêneuein et signifie comprendre, expliquer. Cependant, le terme a été forgé en traduction principalement par Schleiermacher (1813) et Steiner (1975), entre autres. Pour le premier, la traduction est un acte de compréhension empathique où l’interprétant (dans ce cas, le traducteur) se met dans la peau de l’auteur du texte source pour ressentir et réfléchir comme lui. Pour le deuxième auteur, la traduction doit passer par la compréhension du texte source et pour mener à bien cette compréhension il faut interpréter, à tous les niveaux, dans le but d’établir des équivalences. Il s’agit, à cet égard, d’une approche où la traduction est conçue comme un acte de communication et récréation dans lequel le traducteur est en quelque sorte un écrivain critique et interprète du texte qu’il doit traduire. En revanche, cela ne veut pas dire que le traducteur puisse avoir le droit de changer le sens du message original. Il faut trouver alors le juste milieu.
Sous cette approche se situe aussi Ortega Arjonilla (1997). En effet, l’auteur propose un processus de traduction appliqué au domaine juridique, que nous expliquons brièvement ici :
Ainsi, nous constatons que ce processus herméneutique traductif considère que les paramètres culturels sont essentiels et l’un des aspects les plus problématiques auxquels le traducteur doit faire face. Par ailleurs, malgré les compétences culturelles en droit qu’il puisse avoir (spécialement le traducteur non-juriste), il ne peut pas être au même niveau qu’une personne ayant suivi études en droit, ce qui implique une maîtrise documentaire considérable afin que la compréhension et la traduction du texte soient effectuées correctement. À cet égard, Ortega Arjonilla (1997) met aussi l’accent sur la documentation, qui nous est très utile dans la pratique de la traduction juridique et qui marque l’une des différences du traducteur vis-à-vis du simple connaisseur des langues.
3. LA JURITRADUCTOLOGIE : VERS LA FUSION DU DROIT ET DE LA TRADUCTOLOGIE DANS UNE SEULE DISCIPLINE
Le néologisme juritraductologie a été utilisé en 2001 par l’auteur Jacques Pelage, enseignant à l’ESIT4. Selon Pelage, la juritraductologie fait référence à la science auxiliaire du droit dans laquelle “ […] l’interprétation du discours est un point de convergence entre le travail du juriste et celui du traducteur ” (2001, p. 87). Un an après, Maher Abdel Hadi utilise le terme en disant que “ [l]a juritraductologie est une nouvelle discipline qui cherche à déterminer les règles méthodologiques applicables à la traduction juridique ” (Abdel Hadi, 2002, p. 71). L’auteur Claude Bocquet a publié plusieurs travaux d’une grande importance concernant la traductologie juridique. À noter son ouvrage La traduction juridique. Fondement et méthode, qu’il publie en 2008. Bocquet essaye de jeter les bases de cette nouvelle discipline afin de la théoriser. Il refuse de reléguer la traduction juridique au même niveau que les traductions techniques. À souligner aussi les travaux de Monjean-Decaudin (2012, 2022, entre autres). Pour elle, la juritraductologie est un champ d’étude interdisciplinaire où droit et traductologie contribuent “ […] à part égale et entière, à l’analyse des problématiques théoriques et pratiques de toute traduction juridique ” (Monjean-Decaudin, 2022, p. 71). Cette auteure considère que “ [l]a question de la fonction du droit comparé pourrait être envisagée au sein de la linguistique juridique sous la désignation de “ juritraductologie ” […] ” (Monjean-Decaudin, 2012, p. 400).
La juritraductologie marque, dans ce sens, le début d’une “ […] discipline de réflexion ” (Monjean-Decaudin, 2021, p. 37) conçue spécifiquement pour le lien entre la traduction et le droit et considère ce dernier, notamment le droit comparé, comme un phénomène culturel fondamental dans le processus traductif. L’objet d’étude de la juritraductologie ressasse donc deux approches : épistémologique et pragmatique. Concernant la dimension épistémologique, juritraductologie emprunte ses théories aux différentes sciences que Monjean-Decaudin (2012) classifie sur trois niveaux différents. Pour le premier niveau, la juritraductologie se sert de la linguistique et de la traductologie. À cet égard, la juritraductologie est un champ d’étude nourri des contenus de la linguistique générale et juridique et de la traductologie.
Alors, si nous prenons en considération l’idée soutenue par Guidère (2010, p. 10), qui souligne que la traductologie, s’agissant d’une science de l’homme, doit s’appuyer aussi sur les facteurs extérieurs (contexte historique, social, psychologique et politique) qui vont déterminer l’activité traduisante, nous arrivons à la conclusion que l’étude du droit, vu que les textes vont porter sur cette discipline, doit être présente dans la juritraductologie. Dans ce sens, Monjean-Decaudin (2012, p. 403) souligne que le deuxième niveau de la juritraductologie est intégré par les droits, car elle entretient des liens avec le droit et, plus précisément, avec le droit comparé. Ainsi, ce deuxième niveau concerne les champs du droit, car le langage juridique dépend, forcément, de cette discipline. C’est pourquoi la juritraductologie vise à éclairer l’impact de la science juridique sur le processus de traduction, étant donné que le droit impose des règles à respecter lors de l’activité traduisante. Finalement, le troisième niveau de la juritraductologie concerne la linguistique juridique, car elle “ […] se situe au cœur de l’objet même de la juritraductologie en tant que branche auxiliaire de la science fondamentale du droit ” (Monjean-Decaudin, 2012, p. 404). Chaque système juridique dispose en effet des mécanismes linguistiques établis qui ne doivent pas échapper au traducteur.
Par rapport à l’approche pragmatique, “ […] la juritraductologie a pour objet la traduction des textes de droit dans les contextes juridiques où la norme impose de traduire. Le droit comparé est omniprésent dans les situations de traductions du droit ” (Monjean-Decaudin, 2012, p. 404). Cette approche a un double caractère : linguistique-traductologique et juridique. Concernant l’étude linguistique et traductologique, la juritraductologie se sert de la traduction pour énoncer le droit. Ainsi, lors du processus traductif, des énoncés de droit vont devoir faire l’objet de la traduction. À cet égard, les juritraductologues s’intéressent à la traduction des textes de droit, car cela va permettre l’acquisition conceptuelle d’un système juridique. À ce propos, Borja Albi (2000, p. 79) affirme que “ [l]os textos jurídicos son instrumentos de uso que tienen una forma y una función determinada en cada cultura y que, en ocasiones, presentan importantes lagunas de equivalencia debido a la falta de uniformidad entre los sistemas jurídicos ”. À cet égard, Monjean-Decaudin (2022, p. 78) souligne que :
[…] la lecture d’un testament espagnol informe, non seulement, sur le droit civil de ce pays mais conduit également à certaines communautés autonomes. Cela signifie que certaines mentions à traduire prennent une dimension culturelle supplémentaire qui ne peuvent pas échapper au traducteur.
Nous constatons donc que la juritraductologie prend en considération l’aspect culturel de la traduction juridique. Le traducteur juridique doit à cet égard mener à bien un travail linguistique, traductologique et de droit comparé, c’est-à-dire, culturel, afin d’atteindre le skopos souhaité. Sans ce travail multidisciplinaire, la traduction risquera d’être imprécise et irrespectueuse vis-à-vis des effets juridiques.
Puis, d’autre part, la dimension pragmatique de la juritraductologie a aussi un caractère juridique, car elle “ […] porte sur la manière dont le droit régit la traduction du droit. L’étude concerne les règles qui imposent la traduction du droit selon les contextes internationaux et nationaux ” (Monjean-Decaudin, 2012, p. 406). À cet égard, il existe de nombreuses dispositions de toute nature qui régissent la traduction.
Ces particularités font que l’étude juridique de la juritraductologie prenne en compte des effets juridiques que porte la traduction dans ce domaine. Au niveau européen, par exemple, la traduction “ […] met en exergue le principe de l’interprétation uniforme du droit européen […] ” (Monjean-Decaudin, 2012, p. 406). Cela implique l’introduction de nombreux néologismes et notions avec une définition uniforme, sans pour autant s’adapter à l’usage que ces notions ont dans le droit national des États de l’UE. Aussi, au niveau national, les effets juridiques acquièrent une importance spéciale du moment où l’assurance de la sécurité juridique est en jeu. Le respect de l’effet juridique que portent les textes doit être mené à bien par le traducteur. C’est l’une des raisons pour lesquelles la traduction assermentée ou la traduction lors d’une procédure judiciaire n’essaie pas de cacher qu’il s’agit d’un texte traduit, comme il peut se passer en traduction littéraire, mais tout au contraire, de montrer qu’il s’agit d’une traduction et rendre visible toute différence juridique-culturelle.
C’est pour toutes les raisons énoncées ci-dessus que nous partageons l’objet d’étude de la juritraductologie. Nous soutenons le lien existant entre la traduction juridique et le droit comparé appliqué à la traduction. Par conséquent, nous considérons ce champ extrêmement pertinent car il s’intéresse non seulement aux aspects linguistiques, mais aussi aux paramètres culturels du domaine du droit.
4. RÉFLEXIONS FINALES
Ce travail nous conduit aux réflexions finales que nous détaillons ci-après.
D’abord, nous constatons une évolution claire des réflexions théoriques portant sur la traduction. Alors que les premières théories, telles que celles de l’approche linguistique, considèrent que la traduction est une activité purement linguistique, les théories fonctionnalistes et le tournant culturel de la traduction apportent une nouvelle vision plus large de la discipline, en considérant, entre autres, l’importance des paramètres culturels et textuels. Cette évolution nous révèle une croissance de l’intérêt que la traductologie suscite chez les différents auteurs et, de même, une plus grande spécialisation. Nous l’avons mis en évidence avec la juritraductologie, focalisée particulièrement sur le lien entre le droit et la traduction. En effet, aujourd’hui il existe un grand nombre de travaux sur la traduction spécialisée, outre la traduction littéraire ou générale. Cette spécialisation que nous constatons dans la littérature se traduit également par une spécialisation des filières des études de traduction dans les universités (traduction scientifique, littéraire, juridique, économique, etc.). Cela nous permet de disposer d’un large éventail de travaux qui tentent d’apporter des réponses aux problèmes que pose chaque type de traduction, en fonction du domaine, car, à titre d’exemple, les problèmes de la traduction médicale ne seront pas les mêmes que ceux de la traduction juridique.
Par ailleurs, nous avons souligné que la juritraductologie met l’accent sur l’importance du droit comparé lors du processus traductif. Ainsi, le traducteur doit avoir une bonne maîtrise de l’aspect culturel et thématique (juridique, dans ce cas), ou, le cas échéant, de la documentation. Pourtant, le droit comparé effectué par le traducteur ne suit pas les mêmes règles que celui mené à bien par le juriste. En effet, la comparaison de la part des juristes des institutions analogues faisant partie à plusieurs systèmes de droit cherche “ […] à créer un système meilleur à celui qui est alors le sien ” (Bocquet, 2008, p. 14). En revanche, en traduction juridique, cette activité consiste à mettre en lien des concepts analogues appartenant à des cultures juridiques différentes afin de trouver quels éléments du discours de la langue cible (au niveau terminologique, phraséologique ou du discours global) peuvent être employés pour exprimer le message de la langue source. L’objectif, à cet égard, est différent pour l’un et l’autre. Par conséquent, même si aujourd’hui nous disposons de plus en plus d’études à ce sujet (Expósito Castro, 2020 ; Monjean-Decaudin, 2022 ; Barceló Martínez et Valdenebro Sánchez, 2022, entre autres), nous encourageons de proposer plus d’études juritraductologiques focalisées sur le concept du droit comparé appliqué à la traduction. À ce titre, il nous semble judicieux d’encourager aussi des projets collaboratifs entre juristes et traducteurs/traductologues, comme c’est le cas du projet mené à bien au sein des études universitaires en Traducción y Mediación de l’Universitat de València5.
Finalement, dans cette ligne comparatiste et traductologique, nous considérons aussi que l’étude de la variation linguistique, à tous les niveaux (terminologique, conceptuel, textuel, etc.) appliquée à la traduction est fondamentale. Le fait de traduire des textes porteurs d’effets juridiques, comme c’est le cas de la traduction assermentée, par exemple, ne signifie pas que le traducteur doive se limiter à une paire de systèmes, mais à une paire de langues et tous les systèmes juridiques qui se servent de celles-ci. À titre d’exemple, l’espagnol est la langue officielle dans 21 pays et le français dans 29 pays. En d’autres termes, cela signifie que la traduction vers l’espagnol d’un texte issu de la culture juridique française va varier en fonction de si le pays cible est l’Espagne, le Chili, le Mexique, etc. Ainsi, nous souhaitons travailler sur cette ligne pour de futures recherches et encourageons de continuer d’effectuer plus d’études juritraductologiques mettant l’accent sur les problèmes de traduction (conceptuels, terminologiques, etc.) dérivés des phénomènes variationnels, tels que la variation diatopique.
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1 Tel que Hurtado Albir (2011) le souligne, la classification n’est pas étatique. En effet, plusieurs auteurs peuvent appartenir à des approches différentes.
2 L’objectif dans cette étude n’est pas de donner une traduction ou une explication des différences entre les parejas de hecho et les Pacs. Notre but ici est d’indiquer qu’il s’agit de concepts non-équivalents à un niveau total et que la traduction de l’un pour l’autre peut fonctionner uniquement dans des contextes n’entraînant pas d’effets légaux.
3 À ne pas oublier non plus leurs travaux en solitaire (Seleskovitch, 1968 et 1975 ; Lederer, 1981 et 1994).
4 L’expression traductologie juridique peut être utilisée également comme synonyme de juritraductologie.
5 Pour plus d’information, cf. Sanz Moreno, R. (2020). El jurista, colaborador necesario en la traducción jurídica. Reflexiones sobre su intervención en el proceso de traducción. Estudios de Traducción, 10, 155-170.