Les Révolutions dans le viseur : intervention, rémanence, usages

Pascale Thibaudeau (Universidad de Paris 8)

Sonia Kerfa (Universidad de Lyon 2)

 

 

Dès leurs premières années d’existence, la photographie et le cinéma ont eu partie liée avec les révolutions, en témoignent les clichés de la Commune de Paris ou les actualités filmées sur la Révolution Russe. Tout en révolutionnant nos modes de représentation et notre perception du réel, ces deux médias ont excellé à représenter les révolutions humaines, à en capter les fulgurances pour s’en faire le témoin, voire leur étendard, autant qu’à les adapter aux goûts et aux idées du jour, par l’entremise de la fiction.

C’est sur ces différents rapports qui se jouent entre l’événement révolutionnaire et les images filmiques et photographiques que se penche ce numéro de Fotocinema.

Qu'entendons-nous par " événement révolutionnaire " ? Quoi de commun entre les révolutions russe, mexicaine ou cubaine, et " Mai 68 ", le 15-M et la " Semaine Tragique " ? Entre ceux qui ont abouti à des changements majeurs dans l'organisation politique, sociale et économique des sociétés, et ceux qui ont échoué, voire qui ont été écrasés dans le sang ? Sans doute conviendrait-il de distinguer le soulèvement, la révolte, l'insurrection et la révolution proprement dite, mais c'est une distinction qui se mesure aux résultats. Tout soulèvement porte en lui le germe d'une révolution, et nul ne sait jamais quel élément en sera le déclencheur ni quelles conjonctions la favoriseront. C'est pourquoi nous avons choisi de ne pas exclure les " révolutions vaincues " (Traverso, 2017), ni les mouvements pacifiques porteurs de nouveaux projets de société radicaux. Récemment, l’exposition Soulèvements au musée du Jeu de Paume à Paris[1], reprise à Barcelone sous le titre Insurrecciones[2] et pensée par Georges Didi-Huberman, a rendu compte de cet élan qui se manifeste sous la forme de « désordres sociaux, d’agitations politiques, d’insoumissions, d’insurrections, de révoltes, de révolutions, de vacarmes, d’émeutes, de bouleversements en tous genres[3]. » Toutes les révoltes ne relèvent pas d’un projet révolutionnaire mais certains soulèvements ont cette ambition qu’ils conservent, même s’ils échouent ; et de nombreuses révoltes isolées ont entraîné dans leur sillage de véritables évolutions émancipatrices.

 

1. Rémanence des images : entre héritage, commémoration et banalisation

La coïncidence de la thématique de ce numéro et son année de publication n'est pas fortuite. Tous les 10 ans fleurissent les numéros spéciaux de revues, les livres et expositions consacrés aux embrasements révolutionnaires de 1968, et plus particulièrement au " Mai 68 " français. Oscillant entre revendication, hommage nostalgique ou franc rejet, ce moment commémoratif est également l'occasion d'aborder les événements avec une perspective critique, alimentée par de nouvelles approches historiographiques.

2018 échappe d'autant moins à la règle qu'il s'agit de célébrer le cinquantenaire[4] de cette révolution qui n'en fut pas une, mais qui bouleversa un certain nombre de paramètres sociaux, et dont les répercussions se mesurent encore aujourd'hui.

Les " événements de 1968 ", euphémisme par lequel on l'a très tôt désignée, ne se limitent pas, c'est bien connu, au mois de mai français, ni même à l'Europe, comme le montre l'ouvrage de Mark Kurlansly, 1968 : The Year That Rocked The World (2005), bestseller traduit dans de nombreuses langues, qui s'intéresse aux foyers révolutionnaires qui éclatèrent en divers endroits de la planète.

Du Mexique à l'Espagne où les étudiants furent en première ligne, de la Tchécoslovaquie avec le Printemps de Prague, aux États-Unis où se radicalise le mouvement pour les droits civiques et l'opposition à la guerre au Vietnam, la protestation s'étend mondialement, comme un feu qui se propage pour finalement être étouffé dans la géostratégie de la Guerre Froide. Semblable expansion semble se produire en 2011 avec les différentes insurrections dans les pays arabes ou les mouvements d'" Indignés " du 15-M en Espagne ou Occupy Wall Street aux États-Unis. Les luttes anticapitalistes et l'altermondialisme, s'ils ne s'inscrivent pas directement dans la filiation des internationales révolutionnaires du début du XXème siècle, partagent avec elles la conviction que la Révolution ne peut advenir qu'à l'échelle planétaire, et ont en commun avec " Mai 68 ", un certain hédonisme de la contestation.

Parmi les innombrables publications et manifestations qui sont consacrées cette année à ce dernier, en France et à l'étranger, on retiendra l'abondance d'ouvrages portant sur l'iconographie profuse de 68 (affiches, sérigraphies, pochoirs...) et plus spécifiquement sur la photographie, à la fois trace indiciaire et pourvoyeuse d'icônes futures. C'est ce passage qu'examine l'exposition Icônes de Mai 68 à la Bnf[5], centrée sur les images qui ont construit la mémoire collective des événements, les conditions de leur production et de leur diffusion. Audrey Leblanc et Dominique Versavel, ses commissaires, montrent que la culture visuelle actuelle de " Mai 68 ", s'est élaborée dans les grands medias, au fil des anniversaires, autour d'une série de motifs récurrents et de photographies devenues icônes, tandis que d'autres images demeuraient dans l'ombre. Elles mettent en évidence, par exemple, l'émergence puis la persistance d'une iconographie en noir et blanc, mâtinée de rouge, issue des usages qui en ont été faits depuis, alors que la couverture médiatique dans la presse de l'époque était majoritairement en couleur. Elles soulignent le rôle " des dispositifs culturels, juridiques, pragmatiques ou économiques dans la présentation ou non d’une image, dans sa persistance ou sa disparition, dans la possibilité d’en faire un objet d’interrogation et d’histoire culturelle "[6] et pointent la façon dont s'imposent " un point de vue exclusivement esthétique sur ces images" et " plus une réception contemplative qu’une compréhension ou une appropriation "[7].

L'image photographique, écrivait André Bazin, " embaume le temps, elle le soustrait [...] à sa propre corruption " (1981, 12). Cet embaumement des événements par la photographie, conjugué à l'hyper-médiatisation, a transformé en icône certaines photographies. Leur puissance de pénétration, à l'heure où la reproductibilité technique s'est muée en dissémination virtuelle, semble proportionnelle à la disparition de la fonction politique de ce qu'elles montrent. On peut le constater pour d'autres poussées révolutionnaires ou révolutions achevées, mais le destin des images, qu'elles soient photographiques ou filmiques, n'est pas l'image, d'où la nécessité de les replacer dans leur contexte, d'interroger les modalités de leur médiatisation ainsi que les différentes étapes qui les ont menées jusqu'à nous, comme nous y invitent Audrey Leblanc et Dominique Versavel.

C'est l'objectif de ce numéro que d'interroger ce destin toujours incertain. En effet, la façon dont la photographie et le cinéma s’emparent de ces événements et contribuent à leur diffusion dans l’espace public est loin d’être anodine, qu’ils s’associent à un discours dominant ou qu’ils s’y opposent. Arts de la captation et de la manipulation, ils enregistrent des fragments de réel autant qu’ils les reconstituent, les inventent ou les détournent voire les instrumentalisent pour l’imaginaire collectif. Sans jamais être totalement affranchis d’intérêts qui les dépassent ou d’enjeux politiques et économiques qui les contraignent ou les motivent.

Ainsi la médiatisation va-t-elle privilégier l'exposition, voire la surexposition de certains motifs iconiques - dont certains hérités de la peinture romantique -, qui dessinent une généalogie de l'imaginaire sur la révolution, quel que soit le contexte ou l'époque où elle se produit. La rue, les avenues et les places sont les espaces de la révolution urbaine, et les barricades, les pavés, les poings levés, le feu et la fumée (l'incendie) sont les manifestations visibles de l'élan révolutionnaire, de même que la course, pour fuir les représailles, ou le bras lancé vers l'avant pour conduire le peuple soulevé. L'écho de La Liberté guidant le peuple de Delacroix a ainsi fait de la " Marianne de 68 " de Jean-Pierre Rey un nouveau modèle photographique imité très souvent dans les photographies de manifestations. La foule et les mouvements de foule sont aussi des motifs rémanents car la révolution est portée par un corps collectif (le seul véritable individu dramatique pour Eisenstein), elle est l'expression du peuple en tant qu'entité une et indivisible. Tout aussi rémanente est la figure de l'autorité répressive qui affronte les révolutionnaires : soldats, policiers, les forces de l'ordre sont toujours présentes, de même que les dégâts causés et les traces laissées par les insurgés. La répression de l'épisode révolutionnaire est souvent documentée, qu'elle serve de dissuasion lorsque la révolution a échoué ou à la création de figures héroïques et de martyrs lorsqu'elle a réussi. Dans les représentations des mouvements contemporains apparaissent de nouveaux motifs : celui des hommes et des femmes sans visages, dissimulés par des foulards, capuches et cagoules, pour se protéger des gaz lacrymogènes, ne pas être identifiés par les forces de l'ordre et les caméras de vidéosurveillance, ou bien dans une posture égalitaire, pour abolir toute forme de hiérarchie[8].

Parallèlement à la rémanence de certaines images et aux usages médiatiques qui en sont faits, ce numéro s'intéresse à des cinéastes et photographes qui sont intervenus et se sont impliqués directement dans les processus révolutionnaires, et ont posé, pour certains dès les prémisses de la révolution russe et les mouvements artistiques d'avant-garde, la question de l'adéquation entre le message révolutionnaire et son expression formelle. Pour nombre d'entre eux, seul un langage qui se révolutionne lui-même serait apte à porter l'ambition révolutionnaire. Eisenstein incarne cet idéal, repris par de nombreux artistes expérimentaux par la suite, d'une révolution de la forme indispensable à tout véritable processus révolutionnaire. Jean-Luc Godard, dès le début des années 70, posera cette équation en aporie cinématographique.

Les articles de ce numéro dessinent une cartographie partielle et incomplète de mouvements révolutionnaires qui ont jalonné le XXème siècle et initié le XXIème : Espagne, Argentine, Bolivie, Mexique, Allemagne, URSS, France, USA, Libye, Mozambique... Depuis plus d'un siècle, les images circulent et rapprochent le monde, elles rendent compte de la permanence du projet révolutionnaire sous toutes les latitudes tout en produisant un lissage des différences sociales, politiques et historiques de leurs conditions d'émergence. Contre la tentation de l'universalisme romantique et de la réduction de toute spécificité à un élan libérateur propre à la condition humaine, les textes réunis ici s'intéressent à ce qui fait la particularité de chacun de ces mouvements et à la complexité des rapports que tissent avec eux les images filmiques et photographiques.

 

2. Révolution et intervention : une praxis du contrepouvoir ?

Les modes d’interventions, dans l’espace public, de masses habituellement silencieuses et soumises au pouvoir en place, caractérisent les poussées révolutionnaires en tant que moments durant lesquels diverses formes de contrepouvoir s’expriment. Leur enregistrement par les images filmiques ou photographiques peut participer aussi bien de sa praxis que de sa diffusion par différents médias. Cependant, le destin des images est incertain et leur instrumentalisation multiple : entre propagande et contrepropagande, les images – parfois les mêmes –  sont des armes révolutionnaires ou contrerévolutionnaires.

La première partie s’ouvre avec un article de Jean-Paul Aubert sur la « Semaine Tragique » (Barcelone, 1909), l'un des épisodes les plus violents qui marquèrent le début de la monarchie d’Alphonse XIII. Symptôme de la violence sociale et de l’injustice dont souffrait le monde ouvrier, la situation insurrectionnelle qui a éclaté dans la capitale catalane nécessitait une réévaluation de sa représentation visuelle. La recherche menée par Aubert revient sur le rôle des images et des journaux ainsi que sur le contrôle du récit des faits par le gouvernement. L’usage différencié qui a été alors fait de la photographie, dans le traitement de l’événement, marque une rupture entre la presse traditionnelle et la presse illustrée, en plein essor. Néanmoins, l’absence de photographie autant que son abondance ont répondu à des objectifs communs : ne pas faire des insurgés des acteurs politiques et se focaliser sur les traces des destructions. Cet article rappelle comment à l’intervention des ouvriers dans la rue a répondu une double intervention dans les représentations : d’une part, celle des organes de presse qui articulaient l’image photographique et la narration de l’événement révolutionnaire et, d’autre part, celle des photographes fascinés par l’esthétique des ruines héritée du romantisme pictural.

Le questionnement sur les formes de représentation et leur adéquation aux discours révolutionnaires ont été au cœur des débats qui ont agité les gauches latino-américaines des années 60 et 70, en accord avec le contexte politique mondial (luttes anti-impérialistes et anti-coloniales, revendications des minorités indigènes, entre autres). De plus, une série de progrès technologiques coïncida avec de nouvelles revendications de changement social qui trouvèrent dans le cinéma un moyen idéal pour donner forme aux projets révolutionnaires et appuyer, dans le même temps, la révolution depuis le cinéma lui-même.

Le cas du réalisateur bolivien, Jorge Sanjinés, est paradigmatique de la dialectique entre théorie et praxis qui pose que l’expérimentation révolutionnaire doit aller de pair avec l’expérimentation formelle pour en finir avec le « cinéma bourgeois » et ouvrir la voie à une nouvelle culture des images qui viendrait soutenir l’émergence de  l’« Homme nouveau ».

L’article d’Oscar Andrés Pardo Vélez revoit, depuis une perspective chronologique, les différentes étapes de création, de doutes mais aussi de réussite de ce cinéma révolutionnaire ; il écrit l’histoire d’une utopie qu’ont partagée de nombreux réalisateurs, et analyse certains des films de Sanjinés à la lumière de ses présupposés théoriques et idéologiques. À la différence du réalisateur bolivien, l’Argentin Raymundo Gleyser a laissé peu d’écrits sur la construction d’un nouveau langage ; il se caractérise par son pragmatisme en regard de la fonction didactique du cinéma conçu comme un outil de diffusion des idées révolutionnaires et de prise de conscience des masses. Ainsi que le démontre Charo López Marsano, le fait qu’il ait participé aux débats internationaux sur les pratiques filmiques révolutionnaires n’a pas empêché qu’il ait recours à la fiction classique pour atteindre un public hermétique aux expérimentations filmiques. Sanjinés lui-même, comme le signale très bien Pardo Vélez, a fini par renoncer à certaines exigences formelles pour que le contenu révolutionnaire touche un public plus large. Telle est l’aporie à laquelle doivent faire face les cinéastes révolutionnaires : soit promouvoir des idées révolutionnaires en révolutionnant les formes mêmes du langage filmique et en prenant le risque que seule une élite intellectuelle puisse accéder au sens ; soit avoir recours aux procédés classiques de manipulation du cinéma dominant pour diffuser ces idées et tomber dans la propagande…

Les tentatives manquées de Rouch et Godard de confier une caméra aux paysans mozambicains pour qu’ils participent à la révolution grâce à l’appropriation des moyens de production des images[9] ont été menées à bien, quelques décennies plus tard, par les communautés zapatistes qui ont estimé, dès le début, que le processus d’autonomie pour lequel elles luttaient ne pouvait être séparé d’une réalisation audiovisuelle autochtone et de la maîtrise des moyens de communication[10]. Delmar Ulises Méndez Gómez insiste sur la manière dont l’Armée Zapatiste de Libération Nationale[11] a occupé l’espace médiatique et s’est affirmée comme une force pensante, capable de résister à la propagande gouvernementale en racontant sa propre version de l’histoire. Devant l’abondante production indigène, il a néanmoins choisi de retenir trois documentaires réalisés sur une période de plus de vingt ans, et depuis un point de vue extérieur à la lutte, mais non dépourvu de sympathie et d’implication. Il parcourt, à travers ces trois films, l'histoire récente et inachevée de la lutte.

La ligne de résistance à l’hégémonie des discours ne s’est pas arrêtée aux zones indigènes mais s’est réactivée dans de nouvelles formes plurielles, ainsi que l’observe Carmen Moreno-Nuño au sujet du mouvement du 15-M en 2011, à Madrid. Là, les protestataires se sont auto-désignés « indignés » et ce mouvement, en marge de l’idéologie marxiste traditionnelle, a attiré, en raison de son originalité et de sa spontanéité, les caméras de différents cinéastes espagnols et étrangers. À la Puerta del Sol, en plein cœur de la capitale espagnole, ont surgi des projets de cinéma déhiérarchisé où a pris forme le désir du mouvement de réinventer l’espace public comme territoire de débat et de vie. À partir de l’étude de cinq documentaires produits entre 2011 et 2012, l’auteure suggère que la variété des modes documentaires (Nichols, 2013) proposés par ces films reflète la diversité et le potentiel révolutionnaire du mouvement du 15-M.

Avec cet article, le premier ensemble de textes se clôt comme il s’était ouvert : avec un regard sur l’Espagne contestataire dont la persistance a donné lieu, au cours des premiers mois de la Guerre civile, à une expérience révolutionnaire anarchiste unique. Une révolution vaincue (Traverso, 2017) qui, malgré l’abondance d’images qui l’ont saisie, a fini par se confondre avec la Guerre civile. En raison de son caractère éphémère et des circonstances historiques de sa répression, elle n’est pas restée dans l’histoire internationale des représentations photographiques et filmiques, comme l’a été LA révolution par excellence : celle de 1917.

 

3. Création et Révolution : usages variables

Rarement l’art et les arts visuels en particulier ont été unis de façon aussi radicale à une révolution : plus que les innombrables discours et les textes théoriques, ce qui reste dans l’imaginaire collectif, ce sont les traces de la création en mouvement, l’union des avant-gardes et de la révolution. Le paradigme en est Serguei Eisenstein, sur lequel s'ouvre la seconde partie consacrée aux relations entre les mouvements révolutionnaires, le concept de révolution et les arts.

Daniel C. Narváez Torregrosa revient sur la figure incontournable du Russe dont l’influence originelle a pu être constatée dans la volonté initiale de Jorge Sanjinés et Raymundo Gleyser de trouver une adéquation entre la forme du langage filmique et le discours révolutionnaire.  L’article met en avant, chez Eisenstein, le fait d’intégrer, tant dans sa réflexion théorique que dans sa pratique cinématographique, des arts exogènes comme le kabuki, la peinture et la musique d’avant-garde. Peu orthodoxe, cette façon d’inclure des formes qui finiraient par être considérées comme décadentes et bourgeoises par les gardiens du stalinisme, configurait, pour le cinéaste, les conditions d’émergence d’un cinéma révolutionnaire et total.

La rupture esthétique qui caractérisa le cinéma soviétique dans sa phase initiale finit par être remodelée par les exigences de propagande, comme cela s’est produit lors du passage du constructivisme au photomontage dans les affiches destinées aux masses analphabètes. L’intérêt de la contribution de Cláudia Raquel Lima réside dans le jeu de miroirs qu’elle établit entre la fonction subversive des photomontages de John Heartfield, dans le contexte de la montée du nazisme en Allemagne d’une part, et le soutien au nouveau discours officiel soviétique des photomontages de Klutsis ou de El Lissitzky, d’autre part. Si les trois artistes poursuivent des objectifs distincts, ils se retrouvent sur le fait que le photomontage constitue un agent au service des révolutions. La mise en regard de leur travail montre comment la manipulation de l’image photographique, inhérente à la pratique du photomontage, peut servir à contrecarrer une autre forme de manipulation (celle du discours trompeur du nazisme), dans le cas d’Heartfield, autant qu’à contribuer à la diffusion d’une nouvelle idéologie, pour Klutsis et El Lissitzky. Aussi pouvons-nous nous demander si les usages politiques de l’art du photomontage ne découlent pas de ses propres modalités de création.

La conscience aigüe de Jean-Luc Godard des limites du langage filmique (la caméra n’est pas extérieure à ce qu’elle filme), à laquelle nous avons déjà fait référence, et son fond de scepticisme l’ont conduit à se lancer, avec le Groupe Dziga Vertov, dans la réalisation d’une série de films documentaires dans lesquels, comme le démontre Iván Gómez, s’élabore une contre-narration des événements de mai 68 en France. Face à l’abondance d’images médiatiques qui finissent par occulter la réalité, ils portent leur recherche sur l’image absente de la révolution, sur son impossibilité ontologique. En questionnant la production audiovisuelle et la possibilité même du processus révolutionnaire, leurs films prennent constamment une distance désabusée.

De son côté, Miguel Irrazu explore les usages faits par une série de pratiques audiovisuelles contemporaines de l’héritage du 68 mexicain, depuis trois angles distincts : le cinéma militant d’intervention politique, la tradition du cinéma expérimental et les « pratiques d’archive » comme espaces de construction d’une mémoire – ou post-mémoire – collective. Il examine, à partir du concept productif de fantôme et de reste, non seulement les images, les sons et les techniques obsolètes qui reviennent et habitent les films contemporains, mais aussi les discours et la radicalité produite par la modernité cinématographique. Il interroge, dans les images filmiques actuelles, le potentiel contradictoire de la présence des spectres d’une révolution mort-née.

Si le cinéma et les images filmiques ont, dès leurs origines, accompagné les révolutions, dans le cas du Mozambique, la révolution, l’indépendance et le cinéma sont nés ensemble. La révolution, qui a conduit à la décolonisation, s’est faite avec et dans le cinéma, raison pour laquelle ce dernier est resté intimement déterminé par les changements politiques du pays. Deux cinéastes ont particulièrement retenu l’attention de José Antonio Jiménez de las Heras et Ricardo Jimeno Aranda dans leur article consacré à cette cinématographie si peu connue. Le premier, Licinio Azevedo, en tant que protagoniste du processus révolutionnaire, la seconde, Margarida Cardoso, comme témoin privilégiée du devenir historique et cinématographique mozambicain. L’un comme l’autre permettent aux auteurs de parcourir l’histoire de cette jeune cinématographie et d’étudier les transformations des usages idéologiques du langage filmique dans sa transition du documentaire à la fiction.

Aux antipodes géographiques et idéologiques, nous trouvons la production de Michael Christopher Brown, photographe américain parti en Lybie pour assister à la Révolution en 2011. De son expérience vécue et saisie par le viseur de son iPhone, il a fait un livre, Lybian Sugar, étudié par Jean Kempf dans ce numéro. L’auteur situe les motivations qui ont conduit ce photographe en Libye, dans la tradition et la mythologie des photoreporters de guerre et, par là même, il interroge le positionnement éthique et l’usage qui est fait du moment révolutionnaire. À la recherche d'une expérience personnelle, Brown demeure extérieur à ce qu'il voit et ses images renforcent l'inintelligibilité de la révolution libyenne

Comment capter la révolution au moment où elle se produit ? Comment faire que ces images soient intelligibles sans orienter leur réception ? Dans quelle mesure l'excès d'images directes n'en vient pas à occulter l'événement ? C'est ce type de questions qui amenèrent Jean-Luc Godard à se méfier des images enregistrées pendant les événements de 68, considérant que l'image documentaire, du fait de son immersion dans le réel, ne documente pas ni ne permet d'approcher la vérité. Entre le positionnement éthique de Godard et le geste de Brown, se déclinent toutes les options parcourues par les auteurs de ce numéro.

 

Bibliografía

AAA (1989). Regards sur la Révolution. Cahiers de la Cinémathèque, 53, Perpignan.

Bazin, A. (1981). Ontologie de l'image photographique. Dans Qu'est-ce que le cinéma ? Paris : Gallimard.

Bloncourt, G. (2016). L’œil en colère : photos, journalisme et révolution. Paris, Lemieux éditeur.

Bourdieu, P. (1965). Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie. Paris : Editions de Minuit.

Brunet, F. (2017). La Photographie : histoire et contre-histoire. Paris : PUF.

Chartreux, F., Larrère, M. et al. (2013). Révolutions : quand les peuples font l’histoire. Paris : Belin.

Ferro, M. (dir.) (1989). Révoltes, révolutions, cinéma. Paris : Centre Georges Pompidou, Coll. Cinéma-pluriel.

Hessel, S. (2010). Indignez-vous ! Montpellier : Indigène éditions.

Ihl, O. (2016). La barricade renversée : histoire d’une photographie, Paris 1848. Vulaines-sur-Seine : Éditions du Croquant.

Kurlansly, M. (2005). 1968 : The Year That Rocked The World. London: Vintage Book.

Leblanc, A. et Versavel, D. (2018). Icônes de Mai 68 : les images ont une histoire. Paris : Catalogue de l'exposition, Editions de la Bnf.

Lusnich, A. L., Piedras, P., Flores, S. (2014). Cine y revolución en América Latina: una perspectiva comparada de las cinematografías de la région. Imago Mundi, coll. Estudios de nuestra América.

Malia, M. (2008). Histoire des révolutions. Paris : Tallandier (2006).

Nichols, B. (2013). Introducción al documental. Universidad Nacional Autónoma de México disponible en: www.librosoa.unam.mx/handle/123456789/272 

Poivert, M. (2006). L’image au service de la révolution : photographie, surréalisme, politique. Paris : Le Point du jour éditeur.

Sumpf, A. (2015). Révolutions russes au cinéma. Naissance d’une nation : URSS, 1917-1985. Paris : Armand Colin.

Traverso, E. (2017). Imágenes melancólicas. El cine de las revoluciones vencidas. Acta Poética, n° 38, Cine y melancolía de izquierda, pp. 13-48, https://revistas-filologicas.unam.mx/acta-poetica/index.php/ap/article/view/778, consulté le 24 août 2017

 


[1] Du 18/10/2016 au 15/01/2017: http://soulevements.jeudepaume.org

[2] Au MNAC, du 24/02/2017 au 21/05/2017: http://www.museunacional.cat/es/insurrecciones

[3] Dossier de presse de l’exposition.

[4] Voir le dossier de presse du Cinquantenaire de 68 à Paris et en Île-de-France :

URL : http://mediation.centrepompidou.fr/mai68/dossierdepresse.pdf

[5] Du 17 avril au 26 août 2018, complétée par une très riche exposition virtuelle sur le site de la Bnf : http://expositions.bnf.fr/mai68/index.htm

[6] Audrey Leblanc et Dominique Versavel, " Icônes de Mai 68 : les images ont une histoire ", Bnf, texte en ligne, consulté le 2 juillet 2018, URL : http://expositions.bnf.fr/mai68/arret/07.htm

[7] Ibidem.

[8] Voir dans ce même numéro l'entretien de Philippe Bazin avec Bruno Serralongue.

[9] Voir dans ce même numéro l'article de José Antonio Jiménez de las Heras y Ricardo Jimeno Aranda.

[10] Cf. à nouveau l'entretien de Philippe Bazin avec Bruno Serralongue.

[11] En espagnol, Ejército Zapatista de Liberación Nacional (EZLN).