Bruno Serralongue au Chiapas, retour sur une double révolution

 

Entretien avec Bruno Serralongue

Par Philippe Bazin

Le jeudi 19 octobre 2017 à Paris

 

 

Au début de sa carrière, Bruno Serralongue s’est rendu à plusieurs reprises au Chiapas, en pleine révolution populaire sous l’impulsion du sous-commandant Marcos.

L’entretien proposé ici, avec un recul de plus de 20 ans, repose sur une étroite collaboration avec l’artiste qui a ouvert ses archives sur ce dossier, ses photographies inédites pour un travail qui n’a jamais été entièrement publié ni exposé. Comment se sont entrecroisés cette « révolution » mexicaine contemporaine, qui ne se voulait pas telle comme on le sait, et ce que Bruno Serralongue a vécu lui-même, une véritable « révolution » dans son approche photographique ? Voilà une des questions qu’entend ouvrir cet entretien.

Bien d’autres questions restent ouvertes concernant les nouvelles formes de protestations initiées au Chiapas, le degré d’implication des artistes dans ces mouvements alternatifs sans hiérarchie réelle ou affirmée. L’attitude proposée par Bruno Serralongue n’est pas sans faire écho au rapport au pouvoir des indiens Guayaqui évoqués par Pierre Clastres : « Les détenteurs de ce qu’ailleurs on nommerait pouvoir sont en fait sans pouvoir, le politique se détermine comme champ hors de toute coercition et de toute violence, hors de toute subordination hiérarchique, où, en un mot, ne se donne aucune relation de commandement-obéissance » (Clastres, 2011, p. 11), ou au mode d’organisation des zapatistes décrit par Jérôme Baschet : « On peut voir, dans l’indéfinition revendiquée par le mouvement zapatiste, la modestie prudente d’une activité critique qui se sait et se veut moins sûre d’elle-même » (Baschet, 2005, p. 18).

Philippe Bazin

Il me semble que ton séjour au Chiapas en 1996 a changé des choses dans ta façon de travailler. J'ai soigneusement regardé tout ce qu’il y a sur le site de ta galerie, la succession de tes ensembles photographiques et je trouve que celui-là arrive très différemment, vu ton contexte photographique d’alors.

 

Bruno Serralongue

Il arrive très tôt, c’est en cela qu’il est assez fondateur, il a déclenché une manière de faire et de penser la photographie. C’est en août 1996 qu’a eu lieu ce rassemblement, un an après que je sois sorti de l’école.

 

Philippe Bazin

Si on reprend la généalogie des choses, peut-être peut-on commencer par là. Tu as fait l’école d’Arles…

 

Bruno Serralongue

J’ai fait Arles entre 1990 et 1993 puis j’ai passé deux années à la Villa Arson à Nice en 1994 et 1995, et je suis sorti avec un DNSEP[1] en juin 1995. Pendant ces deux années, j’ai réalisé deux séries, Faits-divers, et celle plus brève en été 1994, Les Fêtes, dans les Alpes-Maritimes. Faits-divers, c’est à Nice, entre septembre 1993 quand je suis arrivé, jusqu’en avril 1995 où il a fallu penser au diplôme, s’occuper des tirages et des encadrements. C’est une série que j’ai poursuivie sur toute ma scolarité à Nice ; j’ai passé le diplôme avec ce travail.

 

Philippe Bazin

Et à l’école d’Arles, rien qui soit resté de cette période-là ?

 

Bruno Serralongue

Non pas vraiment. J’ai passé mon diplôme à Arles avec une série qu’on pourrait juger très formaliste parce qu’elle était liée à des photos de voitures faites la nuit à la chambre, seulement avec l’éclairage urbain. Ce sont des photos assez protocolaires, assez systématiques, les voitures sont toujours photographiées de profil sur leur plus grande largeur, c’est uniquement un travail sur la couleur liée à la réflexion des tôles, sur des voitures neuves, plus ou moins propres, plus ou moins sales. Elles sont coupées à l’avant et à l’arrière. J’ai réalisé les tirages moi-même dans le laboratoire de l'école en 40x50. Je les ai exposées il y a très longtemps, une fois ou deux à peine et depuis je n’en ai plus rien fait.

 

Philippe Bazin

Par contre quand tu arrives à la Villa Arson, tu te lances dans un projet très différent, Faits-divers, qu’est-ce qu'il s’est passé ?

 

Bruno Serralongue

Ce qu'il s’est passé, je crois, c’est que je suis arrivé dans une ville que je ne connaissais pas : j’ai commencé à lire la presse quotidienne, au départ par curiosité tout simplement. Je me suis assez vite attaché à cette rubrique des faits-divers parce que je l’ai trouvée démesurée par rapport à l’ensemble du journal, elle prenait parfois une double page. Nice-Matin à l’époque, c’était vraiment le grand format, et dans l’édition du lundi, c’était la rubrique la plus importante du journal. Cela a rencontré mon intérêt pour l’art conceptuel, la photographie conceptuelle, et j’ai mis cela ensemble, l’événement local et l’envie de pratiquer un certain type de photographie. Du coup, le fait que les faits-divers reviennent régulièrement dans ce journal a pu rentrer dans un protocole de prise de vue. C’est parti comme ça, sans vraiment réfléchir à un sujet, j’avais constamment des sujets qui m’étaient donnés. Une fois fait le choix de cette rubrique, c'était presque infini, je pourrais continuer encore maintenant…

 

Philippe Bazin

Le sujet, c’était la rubrique plus que le contenu ?

 

Bruno Serralongue

Non, le contenu était important, j’ai privilégié ceux qui étaient parfois terriblement absurdes, comiques pour certains, ou au contraire très dramatiques, et aussi ceux qui mettaient en jeu deux communautés : des personnes plus ou moins riches et âgées, qui profitent un peu des plaisirs de la Riviera, la retraite, et puis une autre communauté, qui est plutôt celle des immigrés, la deuxième ou troisième génération des jeunes qui vivent à l’Ariane, déscolarisés pour la plupart et sans emploi ; cette rubrique était comme un lieu de conflit social énorme, les victimes étaient toujours les mêmes, et les présumés coupables étaient toujours les mêmes. La séparation géographique qui existe à Nice entre les quartiers nord et la place Massena existe aussi dans le journal. C’était donc un moyen de parler de ces problèmes sociaux.

 

Philippe Bazin

Tu as dit que tu voulais faire un certain type de photographie, c’était quoi cette photographie?

 

Bruno Serralongue

Au départ c’était un peu une réponse à quelqu’un comme Douglas Huebler : tu lances une idée et la photographie suit. J’avais fait des études assez poussées sur la photographie ; j’avais envie à la fois de quelque chose de protocolaire, de conceptuel, dégagé d’enjeux subjectifs, et par ailleurs d’application, de faire une photographie presque appliquée. Je travaillais à la chambre, sur trépied, sans volonté de reconstitution de la scène qui serait celle du fait-divers. Je lisais les articles, puis, avec les informations de l’article, j’allais sur place, au plus près possible du lieu de l’événement. La plupart du temps il n’en restait rien, parce que, un ou deux jours après la publication dans le journal, les traces du fait-divers ont eu le temps d’être effacées, même s’il est dramatique. Ce sont donc des photos qui parlent du décor urbain, des photos assez dégagées d’une certaine subjectivité.

 

Philippe Bazin

Une déprise par rapport à l’événement et une déprise par rapport à la subjectivité, et malgré tout un soin photographique, car quand on travaille à la chambre on est assez facilement poussé à un travail de la forme qui tienne bien…

 

Bruno Serralongue

Oui, la volonté d’une photographie appliquée qu’on peut entendre dans tous les sens du terme « appliqué », une photographie volontairement cadrée, travaillée dans sa forme. C’était permis parce que finalement il n’y avait plus rien dans l’image, plus d’événement. Il y a 53 photos dans la série, je crois qu’il y a 5 photos montrant encore des traces de l’événement visibles dans l’image, où on  peut se dire, là il s’est passé quelque chose, ça doit être ça. Sinon, cela fait appel à l’imagination, et à mettre en lien le texte et l’image, parce qu’il y a toujours un texte sérigraphié sous l’image, un résumé du texte du journal qui renvoie à l’événement. C’est parce qu’il y a ce renvoi que la photo peut être assez détachée puisque le texte est toujours là comme légende.

 

Philippe Bazin

Il y avait l’idée d’une contestation du système de la presse ?

 

Bruno Serralongue

Ce n’était pas une décision de départ clairement affirmée, c’est venu après, progressivement. Cela s’est fait à partir du moment où j’ai commencé à assembler ces éléments. Si j’avais fait seulement deux ou trois photos et étais passé à autre chose, cela aurait été très différent. Mais le fait d’avoir continué pendant un an et demi a permis que les choses émergent et se mélangent : le rapport à l’information, comment elle se fabrique, ce qu’est un journal, ce qu’est l’image de presse par rapport aux photographies que je faisais, moi... J’ai pu faire des comparaisons, un enjeu est apparu progressivement sur le fait de fabriquer quelque chose.

 

Philippe Bazin

L’école de la Villa Arson se termine, et en été tu fais ce projet sur les fêtes.

 

Bruno Serralongue

Non, en fait je l’ai fait durant l’été 94, entre la quatrième et la cinquième année, pour changer des faits-divers, faire quelque chose de plus gai : les concours de bucherons, de miss, d’élevages, les feux d’artifice. C’était un peu la même idée, utiliser non plus un journal, mais écrire à tous les offices du tourisme de tous les villages ; j’ai gardé toutes les lettres de réponses. Parmi toutes celles-ci, j’ai pu faire un choix qui a été listé, et un programme entre juin et septembre avec une cartographie des événements de l’été dans l’arrière-pays niçois. L’enjeu était très touristique, c’est-à-dire que l’arrière-pays pendant l’été se demandait « comment est-ce qu’on vit, nous ? », alors que c’est surtout la mer qui attire les touristes, « comment est-ce que l’on peut les faire venir, comment est-ce qu’on anime nos villages ? » pendant la période estivale. Ces festivals ne sont pas des festivals très anciens ou relevant d’une tradition particulière. La tradition, ça peut être très ancien, mais c’est aussi quelque chose qui se crée très facilement, et ça anime un village pendant un week-end.

 

Philippe Bazin

Les choses sont un peu différentes, là tu photographiais un événement…

 

Bruno Serralongue

Oui, un événement d’ordre local où il ne se passe pas grand-chose si ce n’est montrer une sorte d’artificialité, un événement qui ne colle pas vraiment à son cadre, un placage. Je me souviens d’une photo, c’était un rassemblement US, avec des voitures et des motos : j’imagine le maire ou quelqu’un d’autre, fou des Etats-Unis ; donc tu es dans la montagne de l’arrière-pays niçois et il y a des Harley Davidson et des Chevrolet. L’idée était aussi de plaquer différentes réalités.

 

Philippe Bazin

C’est après ces deux séries que tu es allé au Chiapas.

 

Bruno Serralongue

Oui mais entre temps il y a eu décembre 1995, les grèves, les manifestations à Paris et un peu partout en France, le blocage des routiers en décembre et janvier, la réforme des retraites, tout ce qui bloquait la France. Cela a donné lieu à un ensemble de 800 photos qui ne sont que des manifestations, j’ai fait toutes les manifestations parisiennes. C’est en juillet-août suivant que j’ai fait la série du Chiapas, entre les deux il n’y a rien eu. Début juillet, je suis allé à Berlin à un rassemblement européen des différents comités de soutien au Chiapas, j’ai fait quelques photos. L’événement en lui-même, c’était août 1996.

 

Philippe Bazin

Tu t’intéressais déjà à ce qui se passait là-bas ?

 

Bruno Serralongue

Oui bien sûr, je suivais l’actualité, mais surtout il y avait des réunions hebdomadaires à la CNT[2] rue des Vignoles, où est toujours le comité de soutien au Chiapas. Pendant plusieurs mois il y avait des réunions préparatoires, il fallait s’inscrire pour partir. C’était aussi l’endroit où récupérer des informations sur ce qui se passait et comment ça allait se passer. C’était une organisation assez lourde à mettre en place, l’idée étant de faire venir des milliers de personnes du monde entier. Il a fallu pour cela créer des points relais, des comités de soutien dans tous les pays, aussi bien au Japon qu’en Espagne, à Paris, à Madrid, à Barcelone, à Berlin, points qui recevaient les informations des zapatistes, qui s’organisaient entre eux et les répercutaient. Il y avait des réunions toutes les semaines.

 

Philippe Bazin

Et toi, tu t’intéressais à ça pour des raisons politiques, idéologiques, militantes ?

 

Bruno Serralongue

Oui tout cela à la fois. Et aussi pour des raisons photographiques car à ce moment-là j’étais pris dans cette idée que j’avais commencée avec les Faits-divers par rapport à l’information… Cela date de 1996, c’est difficile de se souvenir exactement, mais on en a beaucoup parlé. L'événement a été très commenté dans la presse, à la télévision. On le doit à la stratégie mise en place par le sous-commandant Marcos qui a très bien joué avec les médias, qui a su comment les prendre, faire une sorte de storytelling, raconter les histoires. J'ai été très intéressé par l’événement qui allait avoir lieu, mais aussi par la manière dont il faisait référence dans ses annonces aux luttes révolutionnaires en Amérique Latine. J’avais déjà lu les ouvrages de Guevara et plein d’autres choses, ça résonnait avec mes propres centres d’intérêts.

 

Philippe Bazin

Cet intérêt pour la politique, ça venait d’où chez toi ?

 

Bruno Serralongue

Ce qui est clair c’est que ce n’est pas du tout familial. Cela a été acquis au fur et à mesure de mes études. D’abord peut-être à cause de la philosophie que j’ai beaucoup lue. J’ai fait un bac lettres et langues, avec 5 ou 6 heures de philo par semaine, avec un prof qui était vraiment très  très bien. Ensuite ça a continué avec l’histoire de l’art. J’ai commencé par faire un mémoire sur la photographie surréaliste en m’intéressant à la photographie des années 20 et 30. Les enjeux révolutionnaires de l’image photographique, de cette nouvelle image, en Russie ou en Allemagne, ou même en France avec le surréalisme, cette transformation d’une réalité avec l’image mécanique qui est plus adéquate pour décrire le monde contemporain que la peinture, tout cela m’intéressait. C’est venu comme ça, progressivement, par des lectures, des discussions avec différentes personnes, mais pas du tout dans la sphère familiale. A l'inverse de la photographie, transmise par mon père, qui m’a progressivement appris la technique. Je me souviens de développements et de tirages dans la baignoire quand j’avais 13 ou 14 ans, un peu comme tout le monde, une histoire récurrente de transmission de père en fils.

 

Philippe Bazin

Donc tu es à Paris à l’hiver 1995 quand s’annonce cet événement au Chiapas.

 

Bruno Serralongue

Je ne saurais plus dire quand il a été annoncé, mais très tôt, en janvier ou février 1996. La première fois où j’en entends parler, c’est au Grand Journal de Canal+, par de Caunes. Cela reste l’élément déclencheur, à partir de là j’ai fait des recherches pour en savoir un peu plus, j’ai contacté le comité de soutien rue des Vignoles et je me suis inscrit aux réunions auxquelles je suis allé toutes les semaines.

Philippe Bazin

Tu t’inscris dans l’idée d’y aller pour faire un nouveau travail photographique ?

 

Bruno Serralongue

Oui, bien sûr, dès le départ il y avait l’idée de participer et de faire des photographies. Je suis parti, comme je ne le ferai plus jamais, avec un sac à dos dans lequel il y avait tout : la chambre photographique, les châssis, les objectifs et, sur le côté, le trépied. Tout ça était balancé dans la soute, j’étais complètement inconscient. Arrivé à Mexico, j’ai pu récupérer le sac en bon état avec tout dedans, c’est seulement au retour à Paris que la rotule du trépied a été voilée. J’aurais dû voyager avec une caisse spéciale en dur, mais j’ai tout mis dans le sac de 60 litres, les objectifs protégés par les chaussettes... C’était une chambre 4x5’ Linhof folding ; c’est assez solide quand c’est fermé, on pourrait sauter dessus, mais pas sur les châssis, les optiques ou les films... J’avais même mis les films en soute, je n’avais rien gardé avec moi ! Quand j’y repense, la manière photographique dont j’ai organisé ce premier voyage, c’était n’importe quoi !

 

Philippe Bazin

Tu as donc atterri à Mexico...

 

Bruno Serralongue

J’ai passé deux ou trois jours à Mexico, j’étais tout seul et n’y étais jamais allé. Je passe du temps à me renseigner sur la façon d’aller à San Cristobal de Las Casas qui est le lieu de rassemblement, avant le départ pour les Aguascalientes où se dérouleront les événements. Je prends un bus, 48h de bus de Mexico jusqu’à San Cristobal, et là, j’ai dû passer une semaine ou quinze jours à San Cristobal à attendre que les bus arrivent. Un jour, des dizaines de bus et de minibus sont venus chercher les militants du monde entier.

 

Philippe Bazin

Il y avait donc des milliers de personnes qui attendaient comme toi ?

 

Bruno Serralongue

Tout à fait. Chacun est monté dans un bus, pour un premier camp qui s’appelait Oventic, à plusieurs heures de bus de San Cristobal. C’est là où a eu lieu l’accueil de tous les militants.

La première image que j’ai faite, c’est l’arrivée de tous les participants, il y avait une sorte de haie d’honneur faite par les indiens qui accueillaient tout les gens passant devant eux. Dans une autre photo, on voit l’arrivée de Super Barrio, c’est le même cadrage, le même jour mais le temps changeait très vite. Super Barrio à l’époque, c’était un personnage incroyablement connu et médiatique, un catcheur qui allait défendre les plus pauvres contre les expulsions : dès qu’il entendait parler d’une expulsion, il arrivait dans son costume de catcheur, avec des dizaines de caméras autour de lui et généralement les gens n’étaient pas expulsés. C’était la star médiatique de cet événement. Il agissait surtout à Mexico mais il était connu dans tout le Mexique.

Philippe Bazin

Il y avait des hébergements ?

 

Bruno Serralongue

Oui, il y en avait pour tous les participants, et le lendemain, après cette sorte d’accueil, il y a eu une session plénière. Dans la photo prise depuis les tribunes, à gauche on voit des milliers de sièges, à droite les tribunes de tous les représentants des commandants zapatistes. On dort là une nuit, puis chacun est séparé dans quatre autres campements, des villages qui avaient été construits exprès, assez près de villages indiens existants. Ces infrastructures avaient été construites pour ce meeting, mais le camp d’Oventic continue à être en activité, les zapatistes continuent à y recevoir des militants. Le lendemain, tout le monde part. Dans une autre photo, à nouveau une haie d’honneur et des dizaines de bus qui attendent devant la tribune. Chacun était réparti dans un camp en fonction des tables de discussion. Il y avait cinq grands thèmes de discussion : l’économie, la culture, les peuples indigènes, la politique, les choix de société[3]. À chaque table correspondait un village, un camp. Le dernier jour, tout le monde s’est réuni à nouveau pour le discours final et l’assemblée générale finale, dans un autre camp qu’on voit sur une photo, à la Realidad. Sur une autre photo, on voit Marcos qui arrive avec sa garde équestre à la Realidad. Les autres photos ont été prises dans un troisième village, La Garrucha, où j’ai passé quelques jours aux tables de discussions liées à la culture et aux questions indigènes.

 

Philippe Bazin

Il y avait donc des milliers de personnes qui s’étaient inscrites des mois avant, comme toi à Paris, et qui participaient à des tables de discussions.

 

Bruno Serralongue

Les discussions, pour ce dont je me souviens, étaient un peu cacophoniques parce que le principe, qui continue d’être adopté, c’est que chacun parle dans sa langue, et comprenne qui peut. S’il y a des traducteurs, ils traduisent dans une autre langue, mais voilà... L’idée était de ne surtout pas utiliser l’anglais comme langue universelle, vue comme un assèchement de la diversité. Chacun s’exprimait avec ses propres mots, sa propre langue : du coup, qu’est-ce qui peut sortir de ça ? Il y avait des Espagnols, des Américains, des Français, des Italiens, des Japonais autour d’une même table de discussion.

 

Philippe Bazin

Est-ce que ça ne détermine pas une autre forme de compréhension ? Tout le monde étant dans la même difficulté à se faire comprendre, cela peut impliquer une volonté de comprendre l’autre beaucoup plus forte.

 

Bruno Serralongue

J’ai vécu cela à Calais à nouveau, dans le même genre de situation où certains parlent anglais, mais la plupart seulement leur langue. Au Chiapas, les discussions duraient toute la journée, les repas étaient pris en commun dans ce type de grand hangar. Sur une autre photo, on voit des commandants zapatistes qui sortent de la bibliothèque, c’était leur lieu de repos et de vie, ils traversent le terrain de basket pour rejoindre l'autre partie du camp. Des terrains de basket, il y en a dans tous ces petits villages mexicains du Chiapas, parce qu’un des gouverneurs, qui n'était pas indien, était fan de basket. Il avait imposé de construire des terrains de basket dans tous les villages zapatistes, avec des paniers aux normes de hauteur américaines, alors que les Indiens font 1m50 et n’ont pas du tout la culture du basket... Cela ne veut rien dire pour eux, c’est encore un peu plus de colonialisme et d’invasion américaine. En fait, ces terrains dont le sol est en béton servent de lieu de réunion publique, et pas du tout à jouer au basket ; et il y en a dans tous les villages, c’est très étonnant.

 

Philippe Bazin

Donc, tu es là pour participer aux tables de discussion, et ton activité photographique est en marge.

 

Bruno Serralongue

Elle est en marge, en effet. Je photographiais au moment des pauses, les moments d'attente. Honnêtement, je ne saurais plus dire maintenant si ces tables de discussion duraient toute la journée, ou seulement le matin ou l’après-midi. En tout cas, j’ai pu sortir pour faire des photos dans les différents villages.

 

Philippe Bazin

Tu étais identifié comme artiste, comme quelqu’un qui venait faire des photos sur place, ou bien ça s’est fait subrepticement ?

 

Bruno Serralongue

Dès les réunions à Paris, il fallait s’inscrire et donner les raisons pour lesquelles on voulait aller là-bas. Il me semble que j’ai eu un badge indiquant que je faisais de la photographie, j’ai dû le garder dans mes archives. J’étais identifié comme quelqu’un qui, en plus du militantisme, faisait de la photographie.

 

Philippe Bazin

Mais pas comme un photojournaliste...

 

Bruno Serralongue

Non, mais sur le moment tout cela était un peu équivalent, d’autant plus qu’il y avait différents types de médias accrédités, il y avait Indymedia, les zapatistes étaient en train de créer leurs propres medias, notamment radiophoniques. Il y avait malgré tout une séparation entre les medias mainstream et les medias alternatifs. Je ne sais pas de quel côté j’ai été rangé...

 

Philippe Bazin

Je suppose que, quand tu as sorti ta chambre photographique, tu t’es rangé dans une catégorie où tu étais tout seul...

 

Bruno Serralongue

J’ai créé à peu près ma propre catégorie.

 

Philippe Bazin

Tu es resté combien de temps ?

 

Bruno Serralongue

Au Mexique, près d’un mois. Les meetings, qui ont coûté très cher aux zapatistes puisqu'il leur avait fallu tout construire, étaient concentrés sur cinq jours. Nous étions nourris et logés. Il y avait peut-être quatre ou cinq mille personnes, c’était une logistique énorme. On avait payé quelque chose au départ, ce qu’on voulait, mais après, sur place, je n’ai pas le souvenir d’avoir payé quoi que ce soit, contre de la nourriture par exemple. Quand on était dans le camp, tout était fourni par les zapatistes, c’était une organisation incroyable, alors qu'on était vraiment dans la jungle, au milieu de nulle part, à des heures de San Cristobal. De plus, c’était deux ans après l’insurrection zapatiste, en février 1994. Entre temps il y avait eu des accords entre les zapatistes et le gouvernement mexicain, l’armée mexicaine s’était un peu retirée, mais la zone était encore très militarisée. On a passé des contrôles militaires très souvent, et les hélicoptères survolaient les camps toute la journée. Il n’y a pas eu d’incident, l’armée n’est jamais intervenue, mais elle était tout autour des camps, assez loin mais présente.

Pour les Indiens, c’était donc une sacrée organisation, mais je n’ai jamais connu le chiffre exact des participants rendu public par les zapatistes. Cinq mille a été un chiffre retenu, mais je ne sais si c’est surévalué ou pas. Cela me semble beaucoup. À la Realidad, je ne suis pas sûr que cette dernière assemblée plénière ait réuni cinq mille personnes, comme on le voit sur une photo.

Peu importe le nombre de personnes, c'est un événement qui a finalement lancé plein de mouvements alternatifs tiers mondialistes, comme Seattle ou d’autres, qui se sont revendiqué dans sa filiation pour remettre à plat un modèle social et réfléchir à un autre monde possible, réfléchir autrement à un autre monde.

 

Philippe Bazin

C’était l’objectif de ce grand rassemblement ?

 

Bruno Serralongue

Exactement, tout en sachant que cet autre monde n’allait pas sortir de terre immédiatement. Mais des discussions ont été lancées qui se sont poursuivies, car des années après il y a eu d’autres meetings en Europe à la suite de ce rassemblement. Ensuite, il y a eu le Forum Social Mondial et d’autres choses, mais l’origine, c’est vraiment ce rassemblement-là, au Chiapas. Il a fallu du temps pour que cela décante, Seattle c’est en 1999. Je n’y suis pas allé, Sekula y était alors que j’étais au Brésil à ce moment-là. J’y faisais deux séries, l’une comme photographe pour le quotidien Do Brasil, et une autre de polaroïds noir et blanc distribués dans les parcs publics : j’avais remarqué qu’il y avait encore beaucoup de photographes de rues à Rio comme au Mexique, du coup j’ai voulu faire pareil, pendant une journée seulement car je ne voulais pas leur prendre leur gagne-pain. Ils se sont fait photographier aussi, ils sont repartis avec leur polaroïd, contents d’être sur la photo et c’était super, un très beau moment.

 

Philippe Bazin

Revenons au Chiapas où tu fais ces photographies. Cela a-t-il déterminé la manière dont tu abordes depuis la photographie ?

 

Bruno Serralongue

Oui je pense. Le fait de rester fidèle à l’outil, la chambre photographique, depuis 1996 pour ces événements qui se déroulent un peu partout dans le monde, cela a entraîné une manière d’en rendre compte. Je me suis senti assez à l’aise dans ce type de reportage, pas du tout du photojournalisme, mais du reportage au sens basique du terme. Pour faire des photos d’un événement, tu es obligé de faire des pas de côté par rapport aux journalistes, d’être sur le même terrain et de ne rien capter de la même réalité qu’eux. Il n’y a pas de photo du sous-commandant Marcos en gros plan, ou de gens qui parlent à la tribune. En même temps, je suis arrivé là-bas sans savoir exactement quoi faire. On avait les pieds dans la gadoue pendant une semaine, il pleuvait tout le temps ou presque, donc pour travailler à la chambre c’était compliqué. J’étais à la fois conscient et inconscient de tout ce que ça pouvait entraîner comme contraintes. Je ne savais pas non plus exactement quoi photographier quand j’étais sur place. En même temps, le résultat est assez cohérent.

 

Philippe Bazin

Cela ne vient pas d’une position conceptuelle prédéterminée, comme c’était le cas à Nice.

 

Bruno Serralongue

Oui, c’est un grand changement, je ne me suis pas dit que j’allais photographier telle ou telle chose. L’idée, c’était de se mettre dans une situation, celle-ci était pleine d’inconnu et de hasard, que l'on peut photographier, ou pas. Ce n’était pas possible de photographier les tables de discussion, alors qu’est-ce qu'il restait ?

 

Philippe Bazin

Y avait-il un certain nombre d’interdits photographiques ?

 

Bruno Serralongue

Ce n’était pas censé être public de cette manière-là. Qu’est-ce qui restait public ? Ces moments de réunions plénières, ou les moments de détente où tout le monde était dans le camp à attendre une table de discussion, à attendre le petit déjeuner, ce genre de choses. Ce sont les moments de basse intensité qui sont finalement photographiés.

 

Philippe Bazin

Tout à l’heure, tu disais qu’il y avait l’armée tout autour, est-ce que cela pouvait être dangereux pour des gens, que tu fasses des photographies ?

 

Bruno Serralongue

Oui un peu, les gens craignaient cela, je ne pourrais plus être affirmatif maintenant. Les cagoules que portaient les zapatistes ce n’était pas pour se protéger, éviter d’être reconnu, c’était plus pour envoyer un message d’égalité, dire que tout le monde est au même niveau. Homme/femme, dirigeant/pas dirigeant, tout ça disparaît un peu, ce n’est pas pour se cacher, c’est plus pour affirmer une autre personnalité, qui est une dépersonnalisation. Eux, je ne pense pas qu’ils aient craint d’être photographiés, cela assurait plutôt une tranquillité des débats. Par exemple à la ZAD Notre-Dame-des-Landes, qui se réfère beaucoup à cet événement et qui entretient encore des liens avec les comités et les zapatistes, c’est un peu la même chose : il y a plein de moments qui ne sont pas photographiables. C’est le cas dans d’autres ZAD ou mouvements, il y a cette demande formulée de moments sans aucun enregistrement.

 

Philippe Bazin

Je reviens sur cette expression que tu as employée, basse intensité, cela détermine une posture, que j’ai toujours ressentie comme topographique : tu t’es posé en retrait, éloigné de là où on a l’impression que ça doit se passer. Une position discrète.

 

Bruno Serralongue

Je n’ai pas envie de jouer des coudes avec les photographes, et il y en avait beaucoup. J’ai une autre photo où on voit tous les photographes massés devant la tribune. Ce n’est pas ce qui m’intéresse, l’enjeu c’est celui du public qui participe. Ma position, c’est d’être dans le public, en fait. Sur cette photo où on voit le dos des chaises, j’ai aussi une chaise que j’ai encore reculée pour faire ce cadre. Je suis dans le public, un participant, avec  cette volonté de réaliser un certain type de photographie, mais je ne suis pas proche de la tribune, je ne suis pas un invité particulier, je ne suis pas un journaliste.

 

Philippe Bazin

Tu voulais que le point de vue adopté ne révèle en rien une position privilégiée ?

 

Bruno Serralongue

Exactement.

 

Philippe Bazin

Un autre aspect de ces photographies. À propos de Nice tu parlais de structure de l’espace urbain, ici c’est très paysagé, il y a de grandes références au paysage, c’était une intention, ou bien c’est apparu malgré toi à cause de cette position de basse intensité ?

 

Bruno Serralongue

C’était inévitable effectivement, car l’enjeu consistait aussi à montrer où se tenait ce type de réunion, pas dans un centre urbain mais loin de tout. Montrer la topographie, montrer le lieu, était très important, mais je ne cherchais pas forcement une référence au paysage, bien que ça rentre inévitablement dans cette catégorie-là.

 

Philippe Bazin

Tu as fait combien de prises de vue à la chambre ?

 

Bruno Serralongue

Dans la série il y en a quatorze, en tout j’ai dû en faire une vingtaine.

 

Philippe Bazin

C’est très peu.

 

Bruno Serralongue

Oui c’est très peu. Alors que je me suis senti à l’aise pour faire des photographies à la chambre dans un tel lieu, c’était quand même assez difficile. J’ai plus de facilités maintenant, peut-être que si c’était maintenant j’en ferais beaucoup plus. Je crois que je n’avais pas non plus envie de photographier beaucoup de choses. C’était une sorte de contre-pied à la photographie de presse où tu photographies beaucoup, tu sélectionnes et il sortira bien quelque chose. L’idée de travailler à la chambre, c’était de faire peu de photographies, de ne pas beaucoup choisir après et de montrer tout. Encore maintenant, je ne fais pas tellement plus de photographies.

 

Philippe Bazin

Montrer tout, cela veut dire que tu inscrivais le geste photographique dans une dimension à la fois historique et performative ? Tout garder parce que cela témoigne à la fois de ce que tu as fait, et d’un moment ?

 

Bruno Serralongue

Exactement. C’était lié aussi à un acte performatif.

 

Philippe Bazin

Tu as dit que ce travail a déterminé ta façon de photographier jusqu’à aujourd'hui. Tu es rentré à Paris, comment s’est passé l’après-coup, à l’atelier ? C’est sur place ou après coup que tu as pris conscience de cette transformation qui s’opérait dans ta manière d’aborder la photographie et dans le fait que c’était ce qui allait faire modèle, généalogie, pour tout ce qui allait venir après ?

 

Bruno Serralongue

Tout s’est enchaîné assez vite en fait. La photo des Indiens qui me regardent a été exposée très vite à la galerie Air de Paris[4] où je suis entré ensuite. Cela a mis en route plein de choses, le travail devenait public. J’étais parti sans savoir quoi faire de ces photographies une fois revenu. Ce n’était pas une commande pour la presse, ce n’était pas pour une exposition, j’étais jeune artiste et n’étais pas dans une galerie, je n’avais absolument aucune piste pour les montrer. Or j'ai rencontré Florence Bonnefous au Chiapas, même si je l’avais déjà un peu vue à Nice où elle avait une galerie, mais sans la connaître vraiment. On s’est vu un peu aux réunions du comité de soutien et puis surtout on s’est recroisé sur place, bien qu'on ne soit pas aux mêmes tables de discussions. Elle m'a demandé de lui montrer les photos au retour, c'est comme ça que, quelques mois après, la photo des Indiens qui me regardent a été exposée à la galerie Air de Paris[5] où je suis entré ensuite. Cette série est fondamentale parce que c’est avec elle que j’ai commencé à montrer mon travail. Ça m’a mis en route parce que le fait de travailler pour une galerie, c’était motivant, même si je n'ai rien vendu pendant une dizaine d’années. Mais soudain il y a des gens qui croient en toi, en ton travail, avec qui tu peux discuter, tu n’es plus isolé dans ton coin, tu as des connexions possibles avec d’autres artistes, des commissaires qui viennent à la galerie, des amis de Florence et Édouard[6]. Tout à coup, tu fais partie d’un réseau : avant cette série, je n’en avais aucun. Ça a mis un moteur en marche, et ce moteur, c’était de continuer dans cette direction-là.

 

Philippe Bazin

Retour à Paris, avec une exposition collective ?

 

Bruno Serralongue

Oui, en décembre 1996.

 

Philippe Bazin

Et une exposition personnelle spécifiquement sur ce travail au Chiapas ?

 

Bruno Serralongue

Cela n’a quasiment jamais été montré. Il existe trois photos qui ont été tirées et qui ont circulé, mais l’ensemble complet n’a jamais été montré, ni publié. Dans le catalogue des Presses du réel, il n’y a pas tout non plus.

 

Philippe Bazin

La prise de conscience de la dimension séminale du travail se fait donc progressivement ?

 

Bruno Serralongue

Cela s'est fait presque sans y réfléchir, parce que j’ai continué à produire des images dans cette direction-là, celle d’enjeux de société, d’enjeux économiques, politiques, qui sont photographiés un peu de cette manière-là. Je n’ai pas le souvenir d’un moment de réflexion particulier, si ce n’est au moment du premier catalogue, celui des Presses du réel en 2002, dans lequel il y a un entretien et des textes : un moment où j’ai fait une sorte de bilan de ce que j’avais produit jusqu’à présent. C’est là que j’ai mis en perspective et rapproché des choses. Sinon, ça s’est fait plutôt en produisant de nouvelles séries sur ce modèle-là.

 

Philippe Bazin

En 2006, tu retournes au Mexique.

 

Bruno Serralongue

Oui, pour La otra Campaña. Durant la campagne présidentielle, Marcos change de nom et se fait appeler le Delegado Zero, il décide de sortir du Chiapas et de sillonner le Mexique pour une campagne présidentielle. Je l’ai suivi quand il était à Mexico, la ville et l’État, j’ai passé quinze jours à suivre sa caravane. Toujours à la chambre. Il y a une photo que j’ai faite presque malgré moi : j’étais dans le public, le service d’ordre de Marcos m’a vu et l’un des types m’a reconnu. Il m’a pris et m’a posé devant en me disant que c’est là que je serais le mieux pour le photographier. Il a poussé tout le monde, et du coup je me suis retrouvé en photo, moi aussi, dans le journal : avec la chambre au premier rang et tout le public derrière, alors que j’étais en train de photographier toute la scène, pas seulement Marcos comme une icône. Mais je n'ai pas pu faire autrement, j'ai dû suivre et faire la photo.

 

Philippe Bazin

Tu l’as faite mais tu enregistres en fait quelqu’un qui dit ce qu’il faut prendre, et à quelle distance.

 

Bruno Serralongue

Cette photo enregistre une certaine manière de penser ce que doit être une bonne image d’un leader qui s’impose à toi. De toute façon, Marcos a été fort et continue à être très fort, tout est réglé minutieusement par rapport aux medias, l’image qu’il projette, qu’il produit. Au départ, ce n’était pas simplement une image physique, c’était une image faite de mots, car on avait d’abord connu Marcos grâce à ses textes où il parlait de la révolution de manière très poétique. C’est comme cela qu’il a pu séduire autant de militants ici en France et en Europe. Ce n’était pas un discours guerrier, mais humain et poétique qui faisait référence à plein de choses, pas du tout aux armes et à la guerre. Il a été très minutieux sur les mises en scène, le fait d’arriver à cheval à la Realidad, de sortir du Chiapas à mobylette comme Che Guevara. Il joue très bien avec les images, les références, c’est aussi ce qui m’a intéressé dans ce personnage.

 

Philippe Bazin

Dans La Otra, tu as publié un texte de Jordi Vidal qui est très engagé et revendicatif, très tranchant. J’étais un peu surpris à vrai dire, j’ai envie de savoir comment toi tu as reçu ce texte. Tout à l’heure tu as employé plusieurs fois ce mot, situation, lui c’est à l’évidence un situationniste pur et dur, comment toi tu t’es situé par rapport à ce texte à ce moment-là ? Comment l’as-tu invité ?

 

Bruno Serralongue

Je lui ai donné une totale carte blanche, il n’était pas question de revenir sur ce qu’il avait pu écrire, mais le publier tel quel. Ce qu’il a écrit, c’est le trop ou le pas assez d’art, une sorte de bascule par rapport à l’art, mais ça c’est une question que lui se pose en permanence. Ce qui est intéressant, c’est qu’il me pose la question alors qu’il se la pose aussi. De plus en plus, il s’est affirmé en tant qu’artiste, en faisant des films et en tant que commissaire d’exposition. Du coup, les questions formulées dans ce texte - quelles armes faut-il prendre ? - d’une certaine manière il les a tranchées. Les armes qu’il prend, ce sont les armes que je peux prendre, que tu peux prendre, que tout le monde peut prendre, à savoir celles d’une pratique artistique. Effectivement, au départ c’est un texte qui m’a un peu surpris, mais que j’ai trouvé très fort et pertinent, très juste.

 

Philippe Bazin

Le texte m’a beaucoup intéressé, mais de prime abord, il n’est pas dans le ton de ton travail, il n’est pas dans la basse intensité qui est aussi la manière dont les zapatistes ont géré leur révolution, si on peut dire que c’était une révolution de basse intensité.

 

Bruno Serralongue

Tout à fait.

 

Philippe Bazin

Le texte émet des doutes sur ton travail ?

 

Bruno Serralongue

Oui, c’est vrai, le texte émet des doutes sur mon implication, il me semble, mais je ne l’ai pas relu depuis longtemps.

 

Philippe Bazin

Il pose la question de la validité de ta position.

 

Bruno Serralongue

Je trouve intéressant que le travail génère ce type de questionnements parce que ce serait terrible s’il était carré au point que tout soit donné. J’ai commencé ce travail avec une naïveté que j’espère continuer à avoir. Cela joue certainement un peu des tours car cela permet ce genre de textes. On est dans le domaine de la représentation, et il y a là une nécessité de flottement, mais pour moi il n’y a pas de flottement car je sais très bien où sont mes centres d’intérêt sur le plan politique.

 

Bruno Serralongue

Il faut que les choses restent ouvertes. Je pense par ailleurs qu’il est difficile de récupérer ces images. J’ai fait une exposition personnelle au CCC de Tours, et le soir du vernissage, un type que je ne connaissais pas vient vers moi et me dit, de façon un peu agressive : « Ce sont de très mauvaises photographies de presse vous savez ». C'est vrai d’une certaine manière, elles ne peuvent pas être récupérées par la presse, car qui voit-on, qu’est-ce qu’on voit ? Ça ne peut pas marcher, c’est trop cadré. Et elles ne peuvent pas non plus être récupérées par les militants parce qu’elles ne sont pas assez directes et trop composées pour eux. Donc elles se tiennent sur une crête, sur un lieu un peu indéterminé, un lieu qui n’existe pas, qu’il faut construire. C’est ce qui m’intéresse dans la pratique photographique, la positionner là où ça n’existe pas, créer quelque chose. Mais je suis d’accord, ça pose des questions. Tant mieux.

 

Philippe Bazin

D'une certaine façon c’était un compliment, lors de ce vernissage. Trouver un endroit où la photographie ne puisse pas avoir un usage en dépit de toi-même, c’est assez compliqué ?

 

Bruno Serralongue

Je ne sais pas s’il existe, ce point réel. Le travail a pu à un moment être accepté dans le champ de l’art parce que la question du documentaire était très forte, jusque dans les années 2000-2005. Actuellement, d’une certaine manière, je suis un peu sorti des radars parce que ce type de photographie n’est plus du tout celle qu’on privilégie. Cela m’a aussi entraîné, quand j’ai fait des photos à Notre-Dame-des-Landes ou dans d’autres lieux avec un 24x36 numérique, vers l’impression de basculer davantage dans la question du militantisme ; si tu fais attention à la forme, il y a une bascule.

 

Philippe Bazin

Dans l’exposition que tu as montrée qui rassemble des images à la chambre et des images en numérique, c’est très sensible. Pourrais-tu préciser le sens de cette bascule ?

 

Bruno Serralongue

Je dirai que la différence provient de la possibilité quasi immédiate de proposer les photographies aux groupes de militants. Tu fais référence à la série de Notre-Dame-des-Landes que j’ai montrée chez Air de Paris en avril 2017. J’ai photographié avec un réflexe numérique plusieurs sorties des Naturalistes en lutte qui ont mené sur trois années un inventaire exhaustif de la faune et de la flore sur la ZAD, et qui sont toujours actifs pour assurer le suivi de cet inventaire. Ces photos, les Naturalistes peuvent les utiliser, je les leur ai envoyées et certaines ont été publiées dans des revues sur l’environnement ; rien à voir avec des revues d’art. Cette différence que tu repères ne provient pas d’un changement d’attitude de ma part mais est permise par un changement de matériel qui appelle, plus immédiatement que des photos faites à la chambre ou au moyen format, l’échange, le partage, la dissémination, un usage moins spécialisé.

 

Philippe Bazin

Au Chiapas, tu as aussi fait ce genre d’images en 24x36, n’as-tu pas envie maintenant de les mettre en tension avec le travail à la chambre ?

 

Bruno Serralongue

Peut-être faut-il que je les regarde, je ne les ai pas vues depuis vingt ans. La prochaine fois, j’irai fouiller dans la réserve et je ressortirai le dossier Chiapas. C’est difficile de s’empêcher de trop reconstruire les choses a posteriori, il faut éviter de le faire.

 

Références bibliographiques

Baschet, Jérôme (2005). La Rébellion du zapatisme. Paris : Flammarion.

Clastres, Pierre (2001). La Société contre l’État. Paris : Éditions de Minuit (1974).

Serralongue, Bruno (2002). Bruno Serralongue. Dijon : Les Presses du réel.

 

 

 


[1] Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique.

[2] Confédération Nationale du Travail.

[3] Les tables de discussions portaient les intitulés suivants : 1. Quelle politique nous avons et de quelle politique avons-nous besoin ? 2. La question économique : histoire d’horreur. 3. Toute la culture pour tous. Et les médias ? 4. Des graffitis au cyberspace. Quelle société n’est pas civile ? 5. Dans ce monde, il y a de la place pour beaucoup de mondes.

[4] Galerie Air de Paris, 32 rue Louise Weiss, 75013 Paris.

[5] Galerie Air de Paris, 32 rue Louise Weiss, 75013 Paris.

[6] Florence Bonnefous et Edouard Merino à la direction de la galerie Air de Paris.