Le “nuage noir” des Tarterêts :

spatialité et historicité dans les clips vidéo de PNL

 

The 'Black Cloud' of the Tarterêts: Spatiality and Historicity in PNL's Music Videos

Mario Adobati

Université Paul Valéry Montpelliere 3, France

marioadobati@protonmail.com

https://orcid.org/0000-0002-9879-5184 

 

 Résumé :

Arrivés en 2015 dans le paysage du rap français, les deux frères qui composent le duo PNL ont marqué une génération de rappeurs issus de leur quartier, les Tarterêts (Corbeil-Essonnes, 91). PNL et leur équipe construisent dans leurs textes, leurs musiques, leurs clips vidéo, une poétique du désespoir, de l’histoire amère, celle des vaincus chère à Kundera. La rupture amenée par ce discours peut s’entendre comme une invitation à retracer les modalités de présence “audio-logo-visuelle” (Chion) d’un régime d’historicité sur la base d’une pratique spatiale située, autrement dit de retrouver, dans et depuis les formes de certaines productions audiovisuelles issues des cultures du rap et qui s’attachent d’abord à la représentation des quartiers sensibles, une expérience spécifique de l’espace, du temps et de l’histoire.

 

Abstract:

Since 2015, the two brothers that constitute the rap duo PNL have had a strong influence on a generation of young rappers from their neighbourhood, les Tarterêts (Corbeil-Essonnes, 91, France). PNL and their team have been building, in their lyrics, instrumentals and music videos, a poetic of hopelessness, of the sour taste of their history, the history of the vanquished as coined Kundera. The breaking point that these works have brought forward within the French rap scene can be understood as an invitation to find out, within the very filmic forms of some audiovisual productions from rap cultures, a specific experience of space, time and history. In other words, to trace back the modalities of the “audio-logo-visual” (Chion) presence of a regime of historicity, based on a specific spatial practice.

 

Mots-clefs:

PNL; rap; régime d’historicité; représentation des espaces

 

Keywords:

PNL; Rap; Regime of Historicity; Representation of Spaces

 

 

 

La “nube negra” de los Tarterêtes:

espacio e historia en los videoclips de PNL

 

Resumen:

Llegados al panorama del rap francés en el año 2015, los dos hermanos que componen el dúo musical PNL han logrado marcar, en el último lustro, a toda una generación de raperos originarios de su propio barrio de origen, les Tarterêts, ubicado en el departamento Corbeil – Essonnes (91) de la región francesa Île de France. PNL elaboran, en estrecha colaboración con su equipo, una poética de la representación presente tanto en sus textos como en sus producciones musicales y en sus videoclips. Una lírica de la Historia amarga de los vencidos de relevante importancia para Kundera. De índole rupturista, las obras audiovisuales de esta pareja de hermanos pueden entenderse como una invitación al encuentro, una suerte de tendida de mano a una experiencia singular y específica que sitúa al espectador frente a las percepciones del espacio, del tiempo y de la historia a través de la inmersión en los formatos de ciertas producciones visuales y sonoras resultantes de la cultura rap y directamente vinculadas a la voluntad representativa de ciertos barrios periféricos de la capital gala socialmente estigmatizados. De este modo, el presente artículo pone el foco de atención en el análisis de lo que puede entenderse como la voluntad memorística hacedora del recuerdo que las modalidades de presencia “audio-logo-visual” (Chion) propias al régimen de historicidad terminan edificado sobre la base de la una práctica espacial geográficamente ubicada.

 

Palabras clave:

PNL; rap; régimen de historicidad; representación de los espacios

 

 

 

 

“Pétasse, allez casse un tour, le cœur délogé, ils ont cassé ma tour [...]

Cet été j’me barre, claque deux-trois payes (vis la vie qu’j’aurai pas)

Marre du hood, j’me réveille (vis la vie qu’j’aurai pas)

Le bon-char en mode veille (de retour j’l’aurai pas)

La même heure la même hess (quand ça change j’le sais pas)”[1]

PNL, “Je vis, je visser”

 

 

“Je vis, je visser” ouvre l’EP [2] Que la famille (2015), donnant le ton de la profonde rupture qu’opéra alors PNL dans le paysage du rap français mainstream, une scène alors dominée par le rap hardcore et l’arrivée de la trap[3]. Les textes et les images proposés dans le cadre de celle-ci faisaient l’apologie de la réussite individuelle, sociale et économique par le biais de l’illégalité et de la brutalité, et défendaient sans contre-discours les espaces périphériques des quartiers sensibles comme lieux de gestation et de pérennisation du pouvoir. En conséquent, ces discours inscrivaient ces lieux et les individus dans un temps présentiste, mais dans lequel le seul futur possible semblait déjà advenu –pour le meilleur, puisqu’il s’agissait de la réussite–, alors que le passé et la mémoire, perçus comme signes de fragilité, s’effondraient et disparaissaient des représentations. À l’appel à la survie qui caractérisait le rap des années 1990 répondit l’injonction hyperbolique du luxe et de l’opulence (au risque du kitsch). L’arrivée de la trap en France, au début des années 2010, fige cet ensemble de stéréotypes en un imaginaire biographique sérialisé, calqué d’un artiste à l’autre: Niska, pilier de la scène trap française, définit celle-ci comme “du rap d’acteurs” (Yard, 2019). Les œuvres relevant de ce registre s’appuyaient principalement, au niveau esthétique et narratif, sur des formes musicales, littéraires et cinématographiques de violence et de domination hyperboliques.

S’écartant de ces discours hégémoniques, Tarik (Ademo) et Nabil (N.O.S) Andrieu, les deux frères qui composent le duo PNL, articulent pourtant, dans les quelques lignes présentées en épigraphe, une configuration identitaire sensiblement différente, plus complexe, plus intime aussi. Le texte est d’abord ancré dans la perte affective causée par la destruction effective de leur territoire à la suite des politiques urbaines contemporaines qui s’étaient attaquées aux grands ensembles (“le cœur délogé ils ont cassé ma tour”). Ils articulent ensuite leur expérience de l’espace à celle du temps vécu: le rythme d’un quotidien morose, temps cyclique et carcéral, perçu et affirmé comme délétère, vidé de toute dimension jouissive (“marre du hood”), embourbé dans un présentisme complètement replié sur lui-même, coupé de tout “horizon d’attentes” (“quand ça change j’le sais pas”) pour reprendre les termes de Koselleck (2016, p. 364), composé uniquement de l’éternelle répétition que les activités liées au trafic de drogue imposent (“le bon-char en mode veille [...]  la même heure la même hess”). La vente de drogues inflige un coût temporel et humain; Ademo le sait, lui qui est resté de 2011 à 2014 à la prison de Fleury-Mérogis. En parallèle et comme à distance[4], le rappeur commente avec une lassitude profonde  le faste illusoire d’un été durant lequel il dépense tous les bénéfices de ce qui a été péniblement gagné durant le reste de l’année, mais qui ne lui appartiendra jamais (“[je] vis la vie qu’j’aurai pas”, “de retour j’l’aurai pas”). Le refrain qui suit est une ode désabusée au temps présent de la vie dans les quartiers sensibles (“Je vis, je visser, j’m’ennuie / Je vis, je visser, j’bibi [deale] / Je vis, je visser, j’m’enfuis”) que l’on retrouve régulièrement, comme dans “Oh la la” (“Baba, j’bibi, en bas / L’temps passe j’vois l’soleil s’lever s’coucher j’mens quand j’dis ‘ça va’”).

Y lire une “transposition poético-musicale des effets du haschish” (Bonin & Krastev, 2019) m’apparaît passer à côté de la poétique forte du désespoir que PNL et leur équipe construisent dans leurs textes, leurs musiques, leurs clips vidéo, ainsi que du goût amer de l’histoire qu’ils contiennent, celle des vaincus (Kundera, 1983, p. 10). La rupture amenée par ce discours peut s’entendre comme une invitation à retracer les modalités de présence “audio-logo-visuelle” (Chion, 1990, pp. 143-156) d’un régime d’historicité sur la base d’une pratique spatiale située, autrement dit de retrouver, dans et depuis les formes de certaines productions audiovisuelles issues des cultures du rap et qui s’attachent d’abord à la représentation des quartiers sensibles, une expérience spécifique de l’espace, du temps et de l’histoire. Le “régime d’historicité”, outil conceptuel à l’acception volontairement flottante dès l’élaboration qu’en fit l’historien François Hartog, est ici entendu comme désignant “les tensions existant entre champ d’expérience et horizon d’attente et (…) l’articulation du passé, du présent et du futur” (Hartog, 2015, p. 29): la conscience qu’une société située dans le temps et dans l’espace s’est construite de son identité, au regard de l’expérience qu’elle a faite des différentes strates de son histoire.

Cette problématique, qui relève de l’histoire, est fondée sur une problématique qui lie l’histoire à l’esthétique. En effet, les clips vidéo doivent se penser comme des “formes d’expression musico-visuelle”, comme l’analyse Antoine Gaudin (2018), rappelant ainsi que leur spécificité réside dans la nature particulière de la “valeur ajoutée” (Chion, 1990, pp. 8-9) de la musique sur l’image et de sa réciproque. De plus, le hip-hop et l’importance que ses cultures qui utilisent le rap donnent au texte demande d’ajouter à cette articulation, véritable intersection, l’analyse du discours énoncé verbalement, amenant à croiser véritablement la proposition d’Antoine Gaudin avec celle de Michel Chion, afin de parler de “formes d’expression musico-logo-visuelles”. Il importe alors de penser les conditions possibles d’émergence de “formes cinématographiques de l’histoire” (de Baecque, 2008, pp. 40-49), voire de formes géo-cinématographiques de l’histoire, soit la mise en spatialité, dans le langage audiovisuel, de l’histoire et, en l’occurrence, de l’expérience qui en est faite.

 

1. Méthodologie

L’ambition de ces problématiques prête le flanc à un nombre important d’écueils méthodologiques possibles. Le format de l’article impose cependant de ne discuter explicitement que les principaux, que je réduis à trois: la diversité, soit la problématique essentialisation des “jeunes de banlieues”, l’authenticité, soit le travail capitaliste qui commercialise les imaginaires et, enfin, la singularité, soit l’essentialisation des musiques rap.

Il s’agit en premier lieu de situer, de circonscrire, et ce afin d’éviter le geste des premiers théoriciens et critiques du rap, qui tendirent à essentialiser et homogénéiser ces cultures, en la (souvent au singulier) sacrant “expression des banlieues”. En effet, comme le rappelle le sociologue Karim Hammou, ni le rap comme musique, ni les quartiers sensibles comme espaces et pas plus les “jeunes des banlieues” comme groupes sociaux ne forment un tissu homogène –chaque catégorie par rapport aux autres, et chacune en elle-même–. “L’assignation du rap aux banlieues” est bien plutôt le résultat d’une “construction médiatique et sociale” (Guillard & Sonnette, 2020a, p. 8) du côté de la critique, et d’un programme de vérité fondé sur un “regard exotisant” (Hammou, 2015, pp. 77-78) du côté de la recherche. Il ne saurait y avoir de discours de la banlieue, pas plus que la banlieue n’existe; la réalité géographique, architecturale, économique, culturelle et sociale que le langage commun désigne sous ce nom (ou d’autres, comme celui de “cité”) sera désignée ici par la terminologie “quartiers sensibles”. De plus, la production comme la réception du rap est, au moins depuis le tournant du millénaire, partagée entre des groupes très hétérogènes, appartenant possiblement à des classes sociales très aisées. Le résultat en est une grande richesse de styles, servant des ambitions souvent très éloignées, parfois mutuellement exclusives. Ainsi, la sociologie de la réception ne conçoit plus aujourd’hui que le rap puisse être l’apanage exclusif de publics masculins issus de classes sociales défavorisées et implantés dans ces mêmes quartiers sensibles[5]. Pour autant, cela ne saurait invalider la présence de modalités de communication entre les œuvres issues de certaines cultures rap et les quartiers, dits “sensibles” ou non, dont les artistes sont issus.

À cela vient s’ajouter la nécessité de prendre en compte le travail médiateur des agents de la production, “des acteurs de l’industrie musicale et des politiques publiques”, attendu, toujours suivant Karim Hammou, que:

Le lien entre rap et banlieue, en outre, est thématisé et travaillé par des artistes eux-mêmes, entraînés dans une “ronde performative”, par des industries culturelles qui exploitent commercialement cet imaginaire, et par des publics dont les horizons d’attente sont structurés par l’assignation médiatique du rap aux banlieues et l’esthétique sociologiste du genre. Tous ces processus mobilisent la notion de banlieue comme un lieu imaginaire dans une géographie morale “territorialisant des peurs sociales” (Fourcault, 2000). (Hammou, 2015, p. 76)

La commercialisation des imaginaires liés aux quartiers sensibles par les différentes instances de l’industrie musicale, véritable “ronde performative” (Ibidem) produit donc un travail de lissage et de normalisation qui, en amoindrissant (voire en annihilant) l’agentivité (agency) des rappeurs, complexifie proportionnellement la lecture des discours qu’ils proposent dans leurs œuvres. Le capitalisme culturel contemporain et les médiations qui structurent la production dans ses mondes de l’art (Becker, 2010) demandent ainsi de penser une méthodologie historienne spécifique.

On est alors en droit de se demander, dans ce contexte d’hégémonie de stéréotypes narratifs (storylines) exprimant ce qui ne relève bien souvent que d’un imaginaire commun, dans quelle mesure chaque quartier sensible est encore producteur d’une singularité poétique et thématique, d’une identité esthétique qui lui appartienne en propre. Leurs spécificités respectives parviennent-elles à surmonter le lissage économico-culturel de l’industrie musicale, mais aussi les profondes correspondances architecturales, géopolitiques, économiques et socioculturelles qui nouent les différents quartiers de France ensemble, tout en les distinguant des configurations urbaines comparables à l’étranger? Cette question est particulièrement importante dans la mesure où la (sur-)territorialisation du rap est un fondement non seulement de son esthétique, mais du processus de légitimité et d’authenticité du genre et de ses artistes (Guillard & Sonnette, 2020b, p. 17), processus qui commence traditionnellement, pour le rappeur, par l’acquisition d’une forme de reconnaissance interne au quartier (Forman, 2004, p. 207). Il faut noter qu’avec le développement des nouveaux médias et des réseaux sociaux, cette composante tend, dans de nombreux contextes, à s’effacer. Le concept de “village global” (McLuhan, 1968, p. 23), qui articule globalisation et territorialisation, prend un sens tout particulier dans l’étude du rapport entre les espaces d’origine et les stratégies de reconnaissance et de diffusion propres aux cultures rap. Les frères PNL furent remarqués pour l’habileté et l’originalité avec lesquelles ils avaient joué de cette situation pour l’établissement de leurs stratégies de marketing (Delafoi, 2019; Chakor & Gaillard, 2019a, b).

Engager une réflexion à partir d’un corpus de musiques rap ne saurait donc se faire autrement que de manière strictement située, en privilégiant l’étude de cas singuliers, et ce afin que l’association du rap aux jeunes de banlieues, réalisée par des regards extérieurs à la réalité analysée, devienne réellement l’objet d’une recherche sur les modes et pratiques d’authentification (Guillard & Sonnette, 2020b, p. 16). Les cas retenus doivent présenter une concordance de caractéristiques qui relèvent d’un ensemble très vaste de champs, embrassant conjointement des considérations allant, par exemple, des politiques de la ville aux stratégies commerciales, et dont seule la cohérence permettrait de souder à nouveau ensemble l’esthétique et l’histoire. C’est dans cette dynamique méthodologique que j’ai choisi, pour une étude de cas, la cité des Tarterêts. Située dans la ville de Corbeil-Essonnes (91), elle présente un nuage d’artistes[6] qui se revendiquent du rap mainstream, dont les productions partagent, malgré certaines différences inévitables, d’importantes caractéristiques poétiques et thématiques[7], alors que l’ensemble architectural lui-même présente aussi d’intéressantes singularités spatiales, sociales, historiques, politiques. Pour les besoins de la démonstration et dans les limites du cadre qui lui est imparti, l’analyse présente le cas du groupe PNL comme paradigmatique du cluster entier des rappeurs issus des Tarterêts. En effet, il importe moins de décrire et expliquer dans quelle mesure ce caractère paradigmatique trouve ses limites poétiques dans les individualités de chacun, que de déterminer s’il existe effectivement une structure, une forme de sérialité dans l’empreinte que la configuration spatiale, historique et sociale des Tarterêts a eue et continue d’avoir sur un groupement humain et ses créations.

 

2. Les Tarterêts: un “nuage noir”

La force de cette empreinte sur les productions artistiques est le résultat d’un ensemble unique de traits qui caractérise les Tarterêts. Le Dictionnaire des banlieues décrit ainsi cet espace:

Grand quartier d’habitat social (12000 habitants) de Corbeil-Essonnes (Essonne), devenu avec d'autres (...) emblématique de la question des banlieues en France. La disposition géographique fait de cette cité un fort avec une entrée et une sortie principale. La construction du quartier commence en 1961; dix ans plus tard, il compte environ 2300 logements, situés pour la plupart dans des tours de plus de dix étages. Sa dégradation date de la fin des années 1980 (taux de chômage de 30% et de beaucoup plus chez les moins de 25 ans sans qualification, hausse de la délinquance, 40% de la population a moins de 20 ans), aussi est-il classé grand projet de ville par l'État, avec le soutien de la ville, de la région, du département et des bailleurs sociaux. En 2004, avec la nouvelle politique de rénovation urbaine initiée par le ministre Jean-Louis Borloo, une profonde transformation s'amorce avec la destruction/reconstruction de nombreux logements, la création d'un parc et l'implantation de nouveaux services pour un coût global de 135 millions d'euros. Mais ce programme résulte aussi de la mobilisation des habitants des Tarterêts, épaulés par les élus de gauche de la municipalité, qui se sont opposés au premier programme retenu par le maire UMP, Serge Dassault, lequel prévoyait la démolition de cinq tours. (Giblin-Delvalet, 2009, p. 393)

À partir de cette brève description, trois éléments demandent à être explorés plus avant: l’enclavement, les programmes de rénovation urbaine et la persistante présence, à la mairie, du milliardaire Serge Dassault.

L’enclavement de la cité, caractéristique architecturale élémentaire, est perçu par les habitants avec une grande acuité. Les rappeurs les premiers aiment à le souligner: “Les Tarterêts c'est comme si tu avais une ville dans la ville. On oublie presque que c'est juste un quartier” (Sar, 2017). De cet enclavement et de la culture de l’isolement qui en résulte a découlé, dès les années 1990 dans la culture rap propre à cette cité, son association à un zoo, et son surnom: le “Tartezoo”[8]. Dans les clips vidéo et les interviews filmées, on voit régulièrement les rappeurs et les habitants présents emboîter leurs doigts en un geste qui forme un “Z”, s’appropriant le lien entre gestuelle, identité et territorialisation caractéristique des cultures rap contemporaines. De façon symptomatique, la plupart des rappeurs issus de cet espace reproduisent cet isolement jusque dans leurs collaborations, puisque sur les cent soixante-huit morceaux qui composent les dix albums sortis en août 2021 par PNL, MMZ et DTF, seuls douze sont réalisés en featuring, et encore le sont-ils exclusivement avec des rappeurs eux-mêmes issus des Tarterêts. Force est de constater que si le sentiment d’ostracisation commun aux classes les plus populaires est au travail dans les œuvres, s’y ajoute une culture de l’isolement qui prend sa source dans une configuration architecturale particulière. Comme l’expliquent Mental et Bizon, deux rappeurs de la vieille garde des Tarterêts:

Mental: “Corbeil c'était différent de Grigny. On aurait pu se rapprocher d'Evry, mais on n'aimait pas se mélanger. (...) Les Tarterêts c'est comme si tu avais une ville dans la ville. On oublie presque que c'est juste un quartier. Il y a plusieurs équipes, plusieurs endroits clés, etc. Chacun a son délire. (...) C'est parce qu'on était trop dans le quartier en vérité. On est quoi ? 16 000 aux Tarterêts ? C'est trop. Les keufs rentraient pas. (...) Et puis c'était construit de façon à ce que tu rentres dans un bâtiment et tu pouvais ressortir presque à l'autre bout, c'est vraiment ouf.”

Bizon: “En fait, y'avait une seconde vie au sous-sol. En passant par en bas, tu pouvais tout esquiver et ressortir de l'autre côté complètement. Tous les souterrains des Tarterêts, c'est comme un second quartier.” (Sar, 2017)

Les formes poétiques audio-logo-visuelles d’isolement et de solitude sont inscrites à même le quartier, l’architecture se développe dans l’expérience et la mémoire en une véritable culture, celle du “nuage noir”:

Mental: “Corbeil c'est une ville classée comme ils disent, avec des découvertes archéologiques et tout. On parlait de “nuage noir”, nous.”

Bizon: “C'était notre façon de dire qu'on pensait qu'on était maudits. Des super joueurs de foot qui n'ont pas de carrière, des mecs qui font des longues études et qui font rien, des putains de rappeurs talentueux qui percent pas… Le nuage noir.” (Sar, 2017)

C’est en partie contre l’isolement de la cité et ses conséquences délétères que furent pensés les programmes de rénovation urbaine qui s’y attaquèrent. Après avoir été classée Grand Projet de Ville, une convention réalisée en 2004 lie l’État, la région, le département, la ville et des bailleurs sociaux pour la réalisation d’une première vague de rénovation urbaine, jusqu’en 2008. Celle-ci visait entre autres à “continuer le désenclavement du quartier et favoriser la mobilité de ses habitants”, ainsi qu’à “poursuivre l’ouverture et les liaisons entre le quartier, la ville, l’agglomération et le bassin de vie” ([S. n.], (s. d.)), faisant tomber treize barres d’immeubles. À la fin de la seconde vague, en 2020, il ne devait rester que cinq tours aux Tarterêts, sur les quarante-trois initiales que comprenait la ville de Corbeil-Essonne (Morelli, 2017).

Ces programmes connurent cependant un accueil pour le moins mitigé par certains habitants des Tarterêts:

“Nous avons appris il y a dix jours par un courrier que nos tours allaient être détruites. Nous n'avons jamais été consultés, regrette ce locataire qui habite là depuis 17 ans. Il y a des gens qui sont nés ici, ils ne veulent pas partir”, ou “Avant, on n'avait rien. Maintenant on a tout à côté, la gare, l'hôpital, des magasins… Et ils veulent nous déloger, s'insurge Daouda, 65 ans. Je suis aux Tarterêts depuis 38 ans. Je connais tout le monde et tout le monde me connaît, je ne veux pas quitter mon quartier. Et ils vont nous reloger où ? On va être éparpillés à droite à gauche? Pas question”. (Témoignages cités dans Morelli, 2017)

La destruction des grands ensembles où avaient vécu de nombreux habitants est d’autant plus problématique que, conduite par une mairie de droite (UMP), elle ne s’accompagna pas systématiquement de la reconstruction d’un même nombre de logements, que ces relocations ne furent pas toujours proposées sur place, et que le nombre de logements sociaux diminua sensiblement, au profit de logements privatifs, plus petits et plus chers (voir [s. n.], 2014).

Les textes de PNL attestent la vivacité de cette question. Outre l’extrait cité en épigraphe, “Chang” fait entendre: “Une chance qu'ils aient pas détruit mon bâtiment, peut-être qu'un jour j'pourrai l'montrer à mes enfants” –les deux n’étant pas nécessairement contradictoire, le premier pouvant être une parole collective et le second une parole individuelle–. Le projet de rénovation urbaine est certes perçu comme une attaque sur le territoire, une intrusion des pouvoirs publics dans la sphère du privé au sein d’un milieu socioculturel où le sentiment d’appartenance, de l’espace aux individus et des individus aux espaces, est remarquablement développé. Mais, au-delà des mentions explicites dans les textes, cette situation impacte aussi les choix de représentations spatiales (cf. infra).

Enfin, la présence à la mairie de Corbeil-Essonnes du milliardaire Serge Dassault, cinquième fortune de France, revêt une signification toute particulière tant au niveau de l’histoire du quartier des Tarterêts qu’au regard de l’histoire personnelle de la famille Andrieu. Élu en 1995, il y resta jusqu’en 2009, soit près d’une quinzaine d’années, après lesquelles son bras droit Jean-Pierre Bechter prit la relève, affirmant en se référant à Dassault: “Il fera tout et je ferai le reste” (Jaxel-Truer, 2009). Le temps politique prend ainsi une forme longue et lisse, qui tient de la longue durée braudélienne ramenée à échelle humaine, sans les aspérités des retournements de partis que la démocratie tend à installer, privilégiant l’instauration de formes de permanences politico-temporelles dans les mentalités tarterêtiennes.

Celles-ci, dans le cas spécifique de PNL, doivent être pensées à l’aune du déracinement spatial qui marque leurs trajectoires biographiques, puisque la famille Andrieu déménage en Corrèze de 2001 à 2009, avant de revenir aux Tarterêts. Les deux frères sont absents pendant huit ans, de douze et quinze ans à vingt et vingt-trois ans, soit durant la plus grosse partie de leur adolescence. En l’absence (volontaire, voir Abrahamian, 2019) du moindre entretien où les frères confieraient leur expérience corrézienne, comme de toute référence à cet épisode dans leurs textes, on ne peut qu’avancer à l’aide d’hypothèses, suffisamment ouvertes pour éviter les dangers de la surinterprétation. Je formulerais prudemment la suivante: l’expérience des Tarterêts durant les douze-quinze premières années de leur vie fut profondément structurante. On ne peut savoir si l’épisode corrézien fut vécu de façon positive ou non; en revanche, l’absence de mention dans les textes laisse penser –outre une motivation stratégique liée à la performance de l’authenticité qu’il ne faut pas écarter (Brive-la-Gaillarde, où ils ont fait leurs classes de lycée, imprime plus faiblement l’image de la street life que Corbeil-Essonnes)– que leur cœur est resté dans les tours du 91. Ils y retournent en 2009, avant que Tariq ne passe à Fleury-Mérogis. La Corrèze, en dépit de la présentation qu’en font les artistes (ou de son absence), n’est pourtant pas une simple parenthèse, et cette tension biographico-spatiale entre le quartier et la province, symbole d’un ailleurs et, dans une certaine mesure au moins, d’une forme de désurbanisation, participa certainement à leur désir de retrouver des espaces désurbanisés dans l’imaginaire visuel qui est à la racine de l’esthétique de leurs clips (cf. infra).

L’absence de la famille Andrieu de la périphérie parisienne durant huit années du règne de Dassault pourrait sembler disqualifiante envers toute tentative d’interprétation de l’influence que put avoir l’histoire collective et l’expérience du temps politique sur les formes poétiques, une influence pourtant si prégnante dans l’œuvre des rappeurs. Ce serait oublier la force que dut avoir, après huit ans d’absence (une durée qui, à l’adolescence, a le goût d’une vie entière), la perpétuation de la présence de Dassault (ou de son émule) au pouvoir, circularisant l’expérience du temps historique. Ce serait surtout oublier les raisons du départ forcé de la famille Andrieu, intimement liée à Serge Dassault lui-même, qui marqua la ville par un scandale d’achat de votes avec pour principal co-protagoniste René Andrieu lui-même, le père des deux frères. Ex-braqueur condamné à plusieurs années à la maison d’arrêt de Poissy, très populaire dans le quartier grâce à la fondation de l’association “Tarterêts 2000” d’aide aux défavorisés, puis incarcéré à nouveau après avoir été trouvé en possession de 4,5 kg de cannabis, le père Andrieu fut en relation étroite avec Serge Dassault, accusant ce dernier de l’avoir payé pour acheter des votes aux Tarterêts. L’affaire, longue et pleine de rebondissements, s’étale de 1995 à 2012, date à laquelle René Andrieu est victime d’une tentative de meurtre qu’il impute publiquement à Serge Dassault et son homme de main. S’il n’appartient pas à cet article de reconstituer ce fait divers, ni d’en démêler le faux du vrai, on conçoit en revanche la force de la relation qui unit les frères au maire: ici aussi le personnel est politique. La rancœur tenace qui en résulte est d’abord liée à l’obligation de quitter leur vie sociale tarterêtienne pour la Corrèze puis, à leur retour, se réactualise douloureusement dans la tentative d’assassinat sur leur seul parent (leur mère étant absente). Elle est bien présente dans leurs textes: “Chez moi le maire est le nerf de la guerre” (“Uranus”), et “Igo [Frère] on veut la ville, boire le sang du maire” (“Dans la légende”); à l’inverse, la figure paternelle, habilement décrite comme une “virilité teintée d’illégalité” (Dsts, 2018), est toujours glorifiée: “j’ai les couilles de papa” (“Da”), ou “Élevé par un bandit, plus tard / J’veux faire comme mon papa, maîtresse” (“Je vis je visser”).

On peut encore noter que les accusations de corruption municipale ont contribué à détruire au niveau micro-local la confiance, déjà bien ébranlée dans les quartiers sensibles, que les habitants plaçaient dans le pouvoir politique. Les journaux parlent du “système Dassault” et notent la croissance du taux d’abstention à des élections qui sont régulièrement invalidées par les tribunaux: un scrutin trois années de suite en 2008, 2009 et 2010, “avec une participation en baisse constante: 63,48 %, puis 50,70 % et 46,86 %” ([s. n.], 2014). Comme le dit Mental, “Il est plus là, mais son esprit hante encore le tieks [quartier] [Rires]. Il a mis son gars à lui de toute façon, c'est lui le successeur” (Sar, 2017). Habiter le nuage noir, c’est habiter un temps politique dont la forme est marquée par la circularité. L’histoire collective engendrée par la présence de Dassault et ses remous, dans cette désillusion infinie comme un objet qui n’en finirait de tomber, s’articule à l’histoire personnelle de la famille Andrieu. On peut ainsi retracer le chemin par lequel les différentes échelles de l’histoire se stratifient dans la mémoire, et faire l’archéologie de son influence possible lors des actes de création.

 

3. Les Tarterêts et leurs altérités: identité retrouvée?

Les Tarterêts apparaissent comme un espace architecturalement issu des politiques de la ville communes à un grand nombre de périphéries françaises, mais marqué par une histoire singulière; ils apparaissent aussi, du point de vue de ses habitants, des rappeurs qui en sont issus et des frères PNL tout particulièrement, comme un territoire structurant aux nombreuses attaches. Leurs sept premiers clips y sont intégralement tournés, et entre des escapades en Islande, en Namibie, à Alicante, sur la Isla Mujeres, en Afrique du Sud et en Jamaïque, l’équipe de PNL n’aura de cesse de revenir aux tours qui les ont vu grandir. Le cinéaste Kaméraméha explique volontiers qu’à ses yeux il y avait, au départ, la volonté de faire la part belle à son 91, influencé par des films comme Boyz n the Hood (John Singleton, 1991) : “J’essaye que chaque plan soit cinématographique, et que chaque plan ou à peu près te fasse penser à un film, parfois un film en particulier” (Bossavie, 2021).

Cependant, les représentations spatiales dans les vidéo clips partagent cette spécificité de se diviser selon deux catégories en apparence opposées: des paysages urbains (principalement les Tarterêts, mais aussi d’autres villes), et des paysages ruraux, souvent désertés, voire désertiques. Cela prend une dimension particulièrement intrigante lorsque les clips vidéo font voyager leurs spectateurs vers des endroits inattendus, sans le moindre lien ni avec les espaces vécus, ni avec les textes, pourtant toujours exclusivement attachés aux espaces et à leurs péripéties. C’est le cas par exemple dans le vidéo clip de “Oh la la”, tourné en Islande, qui faisait insister Kaméraméha lui-même sur le “choc de deux univers, parce que d’un côté t’as PNL, qui représente la rue, de l’autre côté t’as l’Islande, t’as de magnifiques paysages” (Bossavie, 2021). Mais si l’on peut penser que ces deux catégories d’univers géo-visuels (les grands ensembles surpeuplés et ceux désertés) sont réellement irréconciliables, j’estime bien plutôt qu’ils participent d’une même dynamique dialectique, communiquant autour d’un thème et d’une philosophie identique, exprimée par les habitants des Tarterêts eux-mêmes à travers la métaphore du “nuage noir”.

Les images de PNL sont tournées principalement par Kaméraméha et par Mess, tous deux jeunes cinéastes entièrement autodidactes, polyvalents (ils se font aussi chefs opérateurs, monteurs, preneurs de son, etc.), originaires du 91. Si Ademo et N.O.S sont avares de paroles hors album, Kaméraméha a donné une masterclass (Bossavie, 2021; les informations et citations qui suivent en sont issues) dans laquelle il détaille de nombreux aspects du travail qu’il réalise avec les rappeurs, permettant de mieux comprendre la façon dont s’est construite, clip vidéo après clip vidéo, la sédimentation du rapport des textes énoncés aux espaces représentés, ainsi qu’à l’expérience de l’histoire et à la forme identitaire dans laquelle ils s’enracinent. Le cinéaste apporte ainsi son témoignage à la fois sur la méticulosité poussée des frères Andrieu, leur exigence du détail[9], la conscience claire qu’ils ont de ce qu’ils désirent, que sur ses propres apports à leur imaginaire audio-logo-visuel. En l’occurrence, il revendique la paternité de l’inclusion des grands espaces, ainsi que le tournage à l’aide un drone, dont le recours n’était alors “pas autant démocratisé qu’aujourd’hui” dans les vidéo clips de rap, et qui s’imposa naturellement du fait des caractéristiques géo-cinématographiques des paysages filmés. Selon lui, l’esthétique visuelle des vidéo clips (dont le recours aux paysages désolés) s’est construite progressivement et de façon spontanée, sans que jamais un désir d’innovation ou de recherche formelle n’ait été articulé, qui aurait préexisté au déracinement spectaculaire des espaces urbains. Rappeler ces éléments génétiques apparaît primordial pour l’attribution des recherches et innovations formelles au sein d’un monde de l’art composite (tout n’est pas l’œuvre exclusive de Tarik et Nabil Andrieu), ainsi que pour l’interprétation de celles-ci au regard des différentes strates historiques. Ces éléments ne doivent cependant pas occulter le fait que cette découverte géo-cinématographique, venue enrichir de façon conséquente le langage visuel des rappeurs, reste induite par les textes et les instrumentaux qui les soutiennent. Kaméraméha insiste ainsi régulièrement sur la notion de “notice” et son importance dans la relation qui unit, selon lui, le réalisateur d’un vidéo clip aux artistes musicaux: “essayer de raconter la musique en images”, “être la notice” visuelle de celle-ci.

Le clip de “Da”, quoique tourné après “Oh la la”, montre bien la façon dont les investigations cinématographiques sur les altérités spatiales s’est trouvée réinvestie même au sein d’espaces uniquement urbains. Dans celui-ci, deux espaces s’opposent et communiquent, il s’agit des Tarterêts d’un côté, et de l’hôtel de luxe Shangri-la à Paris de l’autre, avec vue sur la tour Eiffel qu’ils contemplent alors, mais qu’ils finiront par investir, privatiser –métaphoriquement, conquérir– dans le clip “au DD”. Le morceau est lui-même une ode au quartier, à ses habitants, aux origines. Face aux tours est exhibé le disque d’or, symbole de la réussite, alors que le refrain scande “J’suis Nda”, pour in da hood, soit “dans la place”. La caméra de Mess et Kaméraméha y opère exactement comme elle avait appris à le faire en Islande, à l’aide de mouvements relativement lents, voire langoureux, qui révèlent l’espace en le sublimant, et en le construisant de telle sorte qu’il semble oublier l’humain, ou à tout le moins à en souligner l’insignifiance. Dans “Da”, comme dans le vidéo clip de “Tempête”, qui alterne les plans de Corbeil et ceux tournés face au London Bridge illuminé la nuit, l’opposition entre les deux espaces (Paris ou Londres face à la “banlieue”, le sublime et le miséreux) sert donc à produire un choc entre deux univers, certes, mais de ce choc ne naît pas de la distance. Il naît une rencontre, une connexion, presque une évidence: de l’identité.

D’une façon similaire, le premier clip à avoir présenté une certaine altérité spatiale a été celui du “Monde ou rien”, tourné le 12 juin 2015, soit quelques mois seulement avant l’expérience de l’Islande pour “Oh la la”. Cette altérité prend la forme d’un autre quartier sensible, celui de la cité napolitaine de Scampia, qui rétrospectivement paraît à mi-chemin entre les Tarterêts et l’Islande. En effet, le gigantisme de Scampia et la façon dont le langage cinématographique déployé le met en valeur présage déjà celui des plages reculées d’Islande. Ces mutations formelles, manifestement réalisées à tâtons, me laissent penser que ce qu’ils cherchaient à travers le monde ne fut jamais tant un espace qu’une forme géo-cinématographique, qui pourrait exprimer dans le langage visuel l’expérience de l’histoire que les textes peignaient déjà. Ainsi, la glorification et la déréliction des espaces vont de pair, se construisent l’une l’autre pour évoquer quelque chose qui dépasse l’humain, et qui est en rapport avec la vie que ces jeunes mènent (ou subissent). En revenant à l’Islande et à “Oh Lala”, on peut à présent affirmer que les grands espaces et la nature sauvage ne sont pas tant éloignés des Tarterêts qu’ils ne le laissaient deviner. Le vide de ces espaces immenses entraîne la “raréfaction du champ” (Deleuze, 1983, pp. 23-24), une impression de nature toute-puissante d’inspiration très romantique et quasi-picturale, qui renvoie à l’insignifiance de l’être humain.

Le langage cinématographique qui porte ces lieux est d’une grande cohérence formelle: les plans, très aériens (malgré le fait qu’ils soient ici filmés à la main), sont toujours en mouvement, et dotés d’une certaine fluidité. La caméra ne cesse de révéler l’espace, et ce faisant souligne son caractère infini. Les travellings sont lents la plupart du temps, comme en apesanteur, plus rarement rapides, pris dans un tourbillon. Les angles de prise de vue et échelles de plans varient, mais dominent de très larges plans d’ensemble qui contribuent encore à déréaliser toute présence (et importance) humaine, filmés en une plongée qui reproduit un regard supérieur, quasi-divin sur le monde –comme celui qui ouvre au regard la plage noire et la mer couverte de nuages: l’angle de prise de vue, en grande plongée, perd le point de vue subjectif et l’emplacement imaginé de la caméra dans les hauteurs; le plan est certainement filmé depuis une falaise, mais celle-ci demeure résolument hors champ puisqu’on ne voit que la plage, rendant impossible l’identification du spectateur à un œil et une présence humaine.

Le montage tend à mettre en valeur cette forme spatiale cinématographique. Les jump cuts, très caractéristiques de l’esthétique visuelle de la trap mais qui viendraient rompre le flot, l’écoulement naturel des images et des paysages, sont évacués. Les plans sont relativement longs, et la rythmicité de l’image est donnée par des jeux de ralentis et d’accélérés qui répondent à la rythmicité musicale. Comme le dit Kaméraméha, “l’inspiration, c’était la beauté du lieu”, en accord avec “l’ambiance” du morceau (Bossavie, 2021) –et pour cause, les grandes nappes de sons des musiques cloud rap où le kick se fait rare (voire disparaît complètement sur le plus tardif “À l’ammoniaque”, filmé en Afrique du Sud) semblent appeler les espaces sans frontières de l’Islande–. Chakor & Gaillard articulent ainsi les corps, les thèmes, les instrumentaux et les espaces: “dans un milieu réputé viril, le duo évoque la dépression, la mélancolie, une vision romantique de la galère; il adopte une apparence soignée (cheveux gominés, vêtements griffés et ajustés); compose une musique planante et hypnotique, illustrée par des clips vidéos réalisés aux quatre coins du monde” (2019b).

Les rappeurs, eux, ne sont pas soumis à la très traditionnelle contre-plongée, qui vise à mettre en scène l’égotrip du rappeur, sa domination présumée sur le monde. Ils sont souvent filmés en plans plus rapprochés, en position anaxe. Le mouvement de la caméra oscille alors légèrement, peu assuré, peu affirmant, comme avec incertitude. Dans chacun de leurs clips tournés dans la nature, on trouve les rappeurs présentés sur le mode de la Rückenfigur romantique chère à Friedrich: un personnage, vu de dos, contemplant une nature qui le dépasse. La peinture romantique allemande ne semble pas avoir été une inspiration du cinéaste, qui revendique principalement une culture liée aux mangas, aux animés et au cinéma d’action, jamais une culture picturale. La récurrence du motif est cependant indéniable et appelle une interprétation parallèle, renvoyant à la fragilité de l’être humain (masculin) face à la nature et au monde, au temps et à l’histoire. C’est pour des raisons similaires que l’on trouve une grande quantité de plans en mouvement, souvent lents, parfois plus rapides, qui reconfigurent le rappeur dans l’espace, en révèlent d’autres profils à l’aide de travellings horizontaux ou verticaux. Les cinéastes cherchent ainsi à dépasser les apparences, à donner aux personnages une certaine épaisseur, voire profondeur, et à dépasser la stylisation traditionnelle des corps-écrans, lorsque la musculature est telle que la caméra semble physiquement incapable d’en faire le tour. La mise en voix de leurs expériences, forme de somatisation géographique et historique, répond à une logique identique, et notamment dans le recours massif à l’autotune, soit la modification par ordinateur de la voix humaine. Cette utilisation répond d’abord à un impératif technique: comme le confesse Ademo à la toute fin de “Mowgli”, “J’suis pas un rappeur, sans vocodeur j’suis claqué”[10]. Cependant, et quoi qu’il ait affirmé peu avant “Hardcore dès le départ / C’est pas l’vocodeur qui m’rend plus tendre”, force est de constater que l’autotune oppose sa mélodicité aux voix rocailleuses personnifiant la domination masculine, telles que Siboy ou Gradur ont pu positionner la leur, et que cette technique s’accorde avec l’horizontalité des espaces représentés, dessinant la mélodie bien plutôt que l’harmonie.

 

4. Conclusions

L’ailleurs géographique, ce serait donc plutôt une représentation symbolique de l’ici suburbain sur un mode expressionniste (déformation de la réalité pour transmettre la façon dont elle est perçue) qu’une représentation symbolique d’un réel désir d’évasion. Ce qu’ils trouvent en Namibie, en Islande etc., c’est bien ce que les Tarterêts, l’expérience historique de ce quartier, représentent à leurs yeux: la conscience, d’abord, de la vanité du deal, du caractère illusoire des portes qu’il prétend ouvrir à celles et ceux qui cherchent à s’échapper hors de ce temps, de la fermeture a contrario du peu que le futur pouvait encore offrir au sein des quartiers sensibles, et de l’impossibilité d’habiter le présent qui seul pourtant demeure, portant le poids d’un passé magnifié, teinté des reflets de l’enfance, mais qui à jamais n’est plus. Les grands espaces magnifient le rapport à l’histoire dont les grands ensembles témoignent. Ainsi, dans les formes géo-cinématographiques propres au clip vidéo, dans cette alliance étroite entre la mise-en-scène, l’écriture des textes et la composition musicale, s’exprime la structure complexe d’un micro-régime d’historicité collectivement vécue en forme de nuage noir: l’incompréhension face à l’état du monde, face à la vie de la rue, le désespoir d’être les oubliés de l’ordre social, la déréliction et la supériorité des espaces, l’insignifiance de l’être humain, l’acceptation de sa propre faiblesse face à l’ordre du temps et de l’histoire. Le langage cinématographique déployé dans les clips vidéos, quoi qu’évolutif alors que ces jeunes cinéastes de l’Essonne font leurs armes, s’est toujours accordé avec ces impératifs. Il participe du déséquilibre entre la présence des êtres humains et les espaces qu’ils occupent, refusant fermement la supériorité des premiers.

Références bibliographiques

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[1] “Hood” est utilisé pour “quartier”, “bon-char” (charbon)” pour le “travail”, “hess” pour “problème” et, plus largement, exprime ici une situation générale problématique, sans issue. “Visser” (servir), enfin, signifie “dealer”, “vendre de la drogue”.

[2] Un EP (Extended Play) consiste en un format intermédiaire entre le single et l’album. En l’occurrence et à titre d’exemple, Que la famille est composé de 12 pistes.

[3] Voir par exemple les textes, images, musiques de Booba, Kaaris ou Gradur.

[4] Les parenthèses traduisent l’énonciation des mots qu’elles encadrent dans les “backs”, forme musicale spécifique au rap qui propose en fin de phrase un mot ou un morceau de phrase à un volume inférieur, donnant une impression de distance tout en créant un balancement rythmique dans la phrase musicale.

[5] Voir par exemple, sur la place des femmes et des personnes queer dans le rap, Ouabdelmoumen et Parisot, 2013; Guillard et Sonnette, 2020.

[6] Parmi les rappeurs issus de cette cité prolifique, on peut notamment citer F430, S-Pion, MMZ composé de Lazer et Moha, dont le frère Flasko fait aussi du rap indépendamment, mais aussi TPLZ, DTF, ou encore GDZ.

[7] Au nombre desquelles: instrumentaux issus du cloud rap, utilisation importante de l’auto-tune, thèmes liés à la dépression, à la fatigue, absence de glorification, voire peinture dépréciative de la vie dans les quartiers sensibles et de l’illégalité.

[8] Voir par exemple la page facebook “Tartezoo” dédiée au quartier: https://www.facebook.com/Tartezoo-194213993944220/. Consultée pour la dernière fois le 23/08/2021.

[9] Voir à ce propos le témoignage de leur ingénieur du son, Feve: “Je n’avais jamais vu ce niveau de perfectionnisme auparavant. Ils sont complètement fous. On garde peut-être els trois quarts des morceaux, alors que d’autres artistes gardent presque tout, même si c’est de la merde. Ces mecs, même quand ils ont passé 10, 20, 30 heures sur un morceau et qu’elle ne marche pas, on la jette” (Abrahamian, 2019).

[10] Ademo mélange vocoder et autotune, deux dispositifs de traitement de la voix au résultat relativement similaire mais au fonctionnement différent.