Planets : Des réflexions filmiques sur la vie urbaine de demain
The communities in Valerian and the City of a Thousand Planets:
Filmic reflections about the city life of tomorrow
Matthias Hausmann
Universidad de Wurzburgo, Alemania
matthias.hausmann@uni-wuerzburg.de
https://orcid.org/0000-0001-8745-9671
Résumé:
Depuis ses origines, la science fiction est étroitement liée à l’utopie et montre des planètes lointaines, des créatures étranges et des technologies inédites notamment pour faire réfléchir sur une réalité très proche et familière, à savoir notre vie commune sur la Terre et son avenir. C’est pour cela que des villes, éléments centraux de notre vie et de toute vision utopique, jouent un rôle tellement important dans les œuvres de la science fiction. Cela s’observe d’une façon exemplaire dans Valerian and the City of a Thousand Planets (2017), et notre contribution se propose d’analyser comment les trois différentes communautés du film de Luc Besson (les villages idylliques des Pearls, l’invisible ville hypermarché dans le désert et surtout la gigantesque métropole interplanétaire Alpha) servent comme point de départ pour des réflexions sur l’organisation de la vie humaine. Pour ce but nous nous occupons particulièrement de l’utilisation remarquable du grotesque dans le film. Une caractéristique centrale du grotesque, la transgression de toutes les frontières, est finalement prise en considération pour traiter la dimension transnationale de ce film, qui est d’une importance non négligeable pour nos observations.
Abstract:
Science fiction has always been closely linked to utopia and shows distant planets, strange creatures and unknown technology in order to make the viewer think about a very familiar reality, our life on Earth and its future. This is why cities, a central element of our life and utopia alike, play such an important role in the works of science fiction. An excellent example is Luc Besson’s film Valerian and the City of a Thousand Planets (2017), on which our article focuses. We analyze how the film’s three different communities (the Pearls’ idyllic villages, the invisible city in the desert representing a relentless capitalism and above all the gigantic interplanetary metropolis Alpha) serve as a starting point for reflections about the organization of our future society. The remarkable presence of the grotesque in the film will be of special interest for our observations. One central characteristic of the grotesque, the transgression of all borders, will finally lead us to the work’s transnational dimension, which is of capital importance for Besson’s film.
Mots-clés: villes; urbanisation; utopie; science fiction; grotesque.
Keywords: cities; urbanization; utopia; science fiction; grotesque.
Las comunidades en Valerian y la ciudad de los mil planetas: Reflexiones fílmicas sobre la vida urbana de mañana
Resumen:
Desde sus orígenes, la ciencia ficción se relaciona estrechamente con la utopía y muestra planetas lejanos, seres extraños y tecnologías desconocidas para inspirar reflexiones sobre una realidad muy cercana y conocida, nuestra vida en la Tierra y sus perspectivas. Por esta razón, las ciudades, que son elementos claves de nuestra vida y de toda visión utópica a la vez, juegan un papel tan importante en las obras de ciencia ficción. Esto se comprueba de una manera contundente en el largometraje Valerian y la ciudad de los mil planetas (Valerian and the City of a Thousand Planets, 2017), una de las producciones más ambiciosas y más caras de los últimos años. Nuestra contribución se propone analizar cómo las tres diferentes comunidades de este filme de Luc Besson (las aldeas idílicas de los Pearls cerca del mar, la invisible ciudad ultracapitalista en el desierto y, sobre todo, la gigantesca metrópolis interplanetaria Alpha) se utilizan para hacer reflexionar sobre la vida humana en la Tierra, cada vez más urbanizada. Las ciudades fílmicas de Besson ilustran en cierto modo algunas opiniones de historiadores y sociólogos influyentes de nuestro tiempo (Marc Augé, Achille Mbembe y Yuval Noah Harari), que nos sirven para hacer resaltar el mensaje que el director francés quiere transmitir con su adaptación de los cómics de Jean-Claude Mézières y Pierre Christin. Para este mensaje, es altamente importante la presencia llamativa de lo grotesco en el largometraje: en Valerian y la ciudad de los mil planetas lo grotesco no sólo sirve para (re)definir lo humano, meta que explica la interacción tan frecuente de lo grotesco y la ciencia ficción en el cine y la literatura, sino que también respalda la propagación de una tolerancia universal. Tal tolerancia caracteriza la primera secuencia de la película, que nos muestra la fundación de Alpha después de encuentros entusiastas entre diferentes especies del universo. Sin embargo, el egoísmo de los humanos amenaza la vida pacífica en Alpha (y causa a la vez la destrucción del planeta de los Pearls, un ejemplo importante de la Edad de Oro) y la paz solo vuelve a establecerse gracias a la ayuda de Bubble, un ser polimorfo, quien puede considerarse el punto culminante de lo grotesco en el filme. De hecho, en el personaje de Bubble, quien parece una personificación de una célebre definición del cuerpo grotesco de Bajtín, se observa de una manera ejemplar la transgresión de todas las fronteras, que es una de las características determinantes de lo grotesco. Además, encarnada por Rihanna, Bubble nos lleva a la dimensión transnacional de este largometraje, otra vez estrechamente unida a lo grotesco y de una importancia capital para el mensaje de la obra. Esta dimensión transnacional marcada (la adaptación en inglés de un cómic francés por un director francés con actores anglo-americanos) se trata en el penúltimo apartado de nuestra contribución. Esta se termina con algunas reflexiones sobre la serie de Mézières et Christin, el modelo del filme de Besson, y los cómics en general, en los cuales ciudades y arquitectura suelen tener un papel primordial, como lo prueba, en la cultura francófona, la serie centrada en Valerian y Laureline, Las ciudades oscuras (Les Cités obscures, 1983-) de François Schuiten y Benoît Peeters.
Palabras clave: ciudades; urbanización; utopía; ciencia ficción, grotesco.
1. Introduction: La science fiction, l’utopie et la ville
La relation entre la science fiction et l’utopie est dès le début étroite (Suvin, 1979, pp. 32, 88). Les deux genres montrent des mondes lointains (éloignés soit dans l’espace, soit dans le temps, soit dans les deux à la fois), souvent peuplés par des créatures différentes et marqués par des technologies inédites, pour faire réfléchir sur une réalité très proche : notre vie sur la Terre actuelle et ses perspectives. C’est pour cette raison que la ville qui, en tant que forme la plus importante du vivre ensemble, marque essentiellement notre vie terrestre et est un élément clé de toute vision utopique[1], joue un rôle primordial dans les œuvres de science fiction. Un exemple pertinent en est le long-métrage Valerian and the City of a Thousand Planets par Luc Besson (Valerian y la ciudad de los mil planetas, 2017), une des productions les plus ambitieuses de la science fiction des dernières années, réalisée avec un budget sans précédent pour un film européen.
Dans ce film, basé sur les bandes dessinées de Jean-Claude Mézières et Pierre Christin, Besson, qui a toujours montré un vif intérêt pour les villes[2], nous présente trois formes différentes de la vie commune qu’on peut à juste titre regarder comme les véritables protagonistes de son projet. Celles-ci seront au centre de notre contribution qui en propose une analyse basée sur la recherche sur l’utopie et des réflexions récentes des sociologues et des historiens influents de notre temps (Marc Augé, Achille Mbembe et Yuval Noah Harari). En outre, la catégorie esthétique du grotesque, qui se combine fréquemment à la science fiction et est nettement présente dans Valerian, sera prise en considération et liée à la dimension transnationale du film, car ces deux aspects nous semblent décisifs pour le message que Besson veut véhiculer avec sa superproduction.
2. Mül : La nostalgie d’un âge d’or
La première des trois communautés, que le film nous montre en détail, semble être à première vue une parfaite utopie avec des habitants qui personnifient tous les topoï du genre : les Pearls, les habitants de la planète Mül, sont plus grands, plus sains et surtout plus heureux que nous et mènent une vie en parfaite concordance avec la nature[3]. L’espace qu’ils habitent et sur lequel Besson se concentre longuement renforce cette impression : une plage lumineuse, qui, avec sa jonction paisible entre la mer et la terre, évoque une “icon of ecological harmony“ (Magerstädt, 2018, p. 8; cf. aussi Ph.1).
Ph. 1. Les Pearls: une vie en parfaite concordance avec la nature (Valerian, 00:06:25)
Néanmoins, si l’on regarde de près la définition de l’utopie par Raymond Trousson, probablement la meilleure que l’on ait trouvée jusqu’ici, une autre classification générique s’impose :
Nous proposerons donc ici de parler d’utopie lorsque dans le cadre d’un récit (…), se trouve décrite une communauté (…), organisée selon certains principes politiques, économiques, éthiques, restituant la complexité de l’existence sociale (ce qui exclut l’âge d’or et l’arcadie), qu’elle soit présentée comme idéal à réaliser (utopie positive) ou comme la prévision d’un enfer (l’anti-utopie), qu’elle soit située dans un espace réel, imaginaire ou encore dans le temps, qu’elle soit enfin décrite au terme d’un voyage imaginaire vraisemblable ou non. (Trousson, 1999, p. 24)
Trousson souligne qu’une véritable utopie, c’est-à-dire une société idéale dont le lecteur/spectateur souhaite la réalisation, doit prendre en considération la complexité de la vie d’une grande communauté, et clairement on ne peut pas parler d’une telle complexité dans la description de la vie des Pearls dans notre film. La raison en est aussi évidente : pour la représentation de cette planète Besson se sert d’un genre apparenté de l’utopie que Trousson sépare explicitement de celle-ci, à savoir l’âge d’or. Mül, ce monde éternellement heureux, où l’on vit sans aucun souci, est moins une projection sérieuse d’un futur possible pour le genre humain, qu’une évasion vers un passé idéalisé. Le film souligne doublement cette évasion impossible : d’abord la planète n’existe plus à l’époque où la fable principale est située. Elle a été complètement détruite par une flotte interplanétaire d’hommes dont l’agressivité et l’égoïsme contrastent catégoriquement avec la nature paisible et altruiste des Pearls[4]. En plus, les informations sur la vie des Pearls nous sont transmises dans un rêve que fait le protagoniste et qui renforce l’irréalité de ce monde[5].
Cette appartenance à une sphère inaccessible pour l’humanité est essentiellement due aux transmutateurs qui font partie d’un merveilleux pur, soutenant ainsi l’impression qu’il s’agit d’un âge d’or. Car de telles créatures merveilleuses ne peuvent pas faire partie d’une utopie sérieuse ni de la science fiction proprement dite selon la définition toujours pertinente de Darko Suvin qui insiste sur la “distanciation cognitive” du genre –ce qui implique que le “novum” qui caractérise l’autre monde doit être validé par la logique cognitive (1979, p. 93)–. Cela n’est évidemment pas le cas des transmutateurs qui multiplient quasi infiniment chaque élément avec lequel on les nourrit et permettent ainsi une richesse inépuisable et acquise sans aucun effort[6].
Ces animaux sont incontestablement un élément de conte de fées, ce qui montre une fois de plus qu’il n’y a qu’un pas entre la science fiction et le conte de fées – la preuve la plus importante en est sans doute la série qui sert à bien des égards comme modèle ou plutôt contre-modèle du film de Besson, à savoir Star Wars (Seeßlen & Jung, 2003, pp. 343-47). Comme l’on sait, celui-ci a pillé extrêmement les idées des bandes dessinés de Mézières et Christin sans jamais avouer cette inspiration –un crime que semble vouloir réparer Besson avec son long-métrage tiré de ces albums–.
Le seul transmutateur qui a survécu à la destruction de sa planète[7] nous mène de l’âge d’or de Mül à la réalité de la fable autour de Valerian et Laureline qui, en 2740, sont chargés de le sauver. Cet ordre les mène au Big Market, la deuxième communauté qui nous intéresse ici et forme un contraste hallucinant avec la première.
3. The Big Market : Un capitalisme sans freins
La communauté des Pearls est strictement communiste, et la notion même de l’argent n’a aucun sens pour eux. Le Big Market, au contraire, est un monde où compte seulement l’argent. On y vend tout, même, sans aucun scrupule, des objets sacrés d’autres cultures, comme le transmutateur, ce qui indique clairement que le profit est devenu la seule valeur et a fait disparaître tout sentiment de solidarité. Ainsi, on se voit confronté à une illustration d’une thèse de Yuval Noah Harari qui écrit quelques années avant le film (2015, p. 208) : “As money brings down the dams of community, religion and state, the world (ici : l’univers) is in danger of becoming one big and rather heartless marketplace”. Le Big Market est l’incarnation même d’un tel “heartless marketplace” et montre impitoyablement les suites d’un capitalisme sans freins[8]. Cette froideur capitaliste est encore soulignée par un contraste notable avec la position géographique de cette ville qui est située dans un endroit très chaud, en plein désert sur la planète Kyrian. Cependant, on ne peut vraiment apercevoir le Big Market que quand l’on chausse des lunettes spéciales : c’est un monde totalement virtuel et ainsi une allusion évidente à Amazon et tous les magasins en ligne qui non seulement ont transféré la consommation dans un monde virtuel, mais surtout ont aboli toutes les frontières de la consommation: tout peut s’y acheter, même s’il est indispensable pour d’autres comme c’est le cas du dernier transmutateur vivant[9]. En plus, le visiteur de ce monde virtuel, qui n’est autre chose qu’un pur consommateur, est confronté sans trêve à une publicité tout aussi personnalisée qu’importune, qui est une autre allusion manifeste au web[10].
Cette publicité, qui apparaît constamment devant les yeux de Valerian, dirige le regard du spectateur vers l’organisation de l’espace du Big Market, qui suit résolument le principe de la maximisation du profit si cher au capitalisme : des magasins et des dépots occupent chaque centimètre de cette ville de l’argent. La suite vertiginieuse de postes de vente devient surtout évident quand Valerian, après avoir obtenu le transmutateur, subit une chute violente qui le lance comme une bombe à travers de nombreux magasins (Valerian, 00:30:38 - 00:30:56) –une claire image de la consommation en ligne, où, trop souvent, l’on perd tout contrôle après les premiers achats–.
Il faut souligner que la menace d’une virtualisation, qui permet un plaisir rapide mais artificiel, a déjà été montré dans la séquence qui lie la fin de la planète Mül au Big Market : une plage virtuelle où Valerian et Laureline se détendent avant leur mission (Ph. 2) –une plage aseptisée qui n’a rien à voir avec les plages sur Mül où les Pearls mènent leur riche vie, mais annonce déjà le Big Market avec ses visions sans substances qui transforment peu à peu tout le monde en des clients acritiques et matérialistes–. Ce n’est pas tout : le faux paradis, où l’on voit Valerian et Laureline pour la première fois dans le film, paraît tellement inquiétant parce qu’il insinue que les dangers d’un insipide matérialisme affectent déjà aussi les héros. L’influence extraordinaire qu’ont obtenue ces dernières années Amazon, Facebook et Cie donne des indices non négligeables montrant que notre existence pourrait se diriger vers un tel avenir –ce qu’il faut éviter à tout prix comme l’indique Besson avec son film–.
Ph. 2. La plage virtuelle, un monde artificiel et aseptisé, et la sexualisation de l’héroïne féminine (Valerian, 00:12:48)
4. Alpha : Un avenir possible pour l’humanité?
Donc, comme la première forme de la vie commune présentée, la société des Pearls, ne peut pas être le modèle pour notre avenir et la deuxième, le Big Market, ne doit pas l’être, la leçon du long-métrage se centre sur la troisième ville, Alpha, qui occupe aussi la majorité du film et avec laquelle celui-ci commence.
4.1. Urbanisation et frontières
Un élément décisif pour une lecture d’Alpha comme réflexion sur notre avenir et en même temps sur l’organisation sociale actuelle sur la Terre est l’urbanisation, qui domine notre réalité depuis de longues années en s’accélérant toujours[11] et qui est menée ici à sa dernière conséquence : Alpha est une gigantesque ville interplanétaire, qui compte 30 millions d’habitants vivant dans une proximité immédiate les uns des autres.
Ph. 3 et 4. Densité et diversité extrême de la population d’Alpha (Valerian, 00:42:34 et 00:42:40)
Cette proximité est dès le début un aspect fondamental de la mise en scène de la mégapole. L’intelligence artificielle Alex fait un rapport sur Alpha pour informer Valerian et Laureline –et sourtout les spectateurs bien sûr– et se centre sur les différentes régions de la station interplanétaire. Celles-ci ne sont pas seulement extrêmement densément peuplés, mais révèlent aussi une diversité stupéfiante dans une espace restreinte (Ph. 3 et 4).
Ce mélange hétéroclite dans le paysage urbain annonce déjà l’importance du grotesque qui nous allons analyser plus tard, notamment en vue de son potentiel utopique. Surtout dans cette perspective il est révélateur que la première vue globale d’Alpha évoque l’image d’une île (flottante), si étroitement unie à l’histoire de l’utopie, genre qui a toujours sondé les possibilités futures de la ville. En fait, cette ville cinématographique paraît être une illustration parfaite des idées sur l’avenir de l’homme que Marc Augé développe dans son essai “Retour sur les non-lieux”, où la Terre est, en outre, expressément comparée à “un immense vaisseau spatial”[12]. Dans cet essai Augé décrit la globalisation et l’urbanisation en ces termes (2010, p. 173) :
Le monde est comme une immense ville. C’est un monde-ville.
Mais il est vrai aussi que chaque grande ville est un monde et même qu’elle est une récapitulation, un résumé du monde, avec sa diversité ethnique, culturelle, religieuse, sociale et économique.
À Alpha la diversité ethnique et culturelle est menée à des dimensions vertigineuses[13], rendant compte de la grande variété des espèces extra-terrestres qui domine déjà le commencement du film de Besson. La première séquence, célèbre déjà, nous montre la fondation de la ville-monde qui est une fondation sous le signe d’une fraternisation[14]. On voit des premières rencontres paisibles, voire enthousiastes entre des hommes de différents états d’abord[15], de différentes planètes ensuite et finalement entre des hommes et d’autres créatures qui peuplent l’univers (Ph. 5 et 6).
Ph. 5 et 6. La fondation d’Alpha: une fraternisation des peuples et des espèces (Valerian, 00:02:22 et 00:03:13)
Malgré la fondation si prometteuse, la paisible cohabitation, but principal d’Alpha, est de plus en plus mise en cause et de la méfiance s’établit entre les différentes espèces, déclenchée surtout par les hommes, leur comportement agressif et leur aspiration au pouvoir absolu qui cause aussi la destruction de la planète des Pearls déjà évoquée –une destruction qui forme le plus fort contraste pensable avec la séquence fraternelle du début qu’elle suit directement[16]–. Le résultat de ce comportement des hommes est le retour des frontières qu’Alpha voulait abolir définitivement[17] et –analogie hautement importante– que nous voyons reparaître aussi dans notre monde actuel, après qu’on les avait presque crues obsolètes à cause de la globalisation. Achille Mbembe souligne, par exemple, la nouvelle importance des frontières dans notre monde, qui met en danger le rapprochement des cultures dont nous sommes tellement fiers (2013, p. 45) :
le monde contemporain reste façonné et conditionné en profondeur par cette forme ancestrale de la vie culturelle, juridique et politique que sont la clôture, l’enceinte, le mur, le camp, le cercle, et, en fin de compte, la frontière.
Marc Augé partage cette conviction et, dans l’article déjà cité, remarque le retour des frontières surtout dans les villes (2010, p. 173) :
Ces frontières ou ces cloisonnements dont nous aurions peut-être parfois tendance à oublier l’existence, au spectacle fascinant de la globalisation, nous les retrouvons, évidents, impitoyablement discriminants, dans le tissu urbain étrangement bariolé et déchiré.
À Alpha de telles frontières “évidentes et discriminantes” sont revenues avec force et séparent de nouveau les différentes espèces qui avaient rejoint la gigantesque station spatiale justement pour surmonter les divisions interplanétaires. Cela devient particulièrement clair quand Laureline est kidnappée par les Boulan-Bathors qui vivent dans un territoire dans lequel aucune autre espèce n’entre jamais. Un panneau indique sans équivoque (Valerian, 01:16:33) : “Restricted Area – No foreigners allowed” –une synthèse succincte du retour des frontières à Alpha–.
4.2. Le grotesque, la tolérance et la transgression de frontières
Les Boulan-Bouthars (Ph. 7) illustrent d’une manière exemplaire que toutes les espèces que le film nous montre, et il y en a beaucoup, peuvent être caractérisées comme grotesques dans le sens de Bakhtine et Kayser.
Cette forte présence du grotesque ne peut guère surprendre dans un film de science fiction, car, comme nous l’avons déjà signalé, la science fiction nous montre d’autres créatures et d’autres mondes pour poser les conditions d’une meilleure compréhension de nous-mêmes, pour nous aider à nous définir comme le constate par exemple Patrick Hersant (2004, p. 216) :
Face à des êtres synthétiques ou venus d’ailleurs (...) le lecteur de science-fiction (... est) mis en demeure de définir, ou de redéfinir, sa conception de l’humain et de l’inhumain (...). Lire de la S.-F., c’est s’interroger (...) sur la nature humaine.
Ph. 7. Les Boulan-Bathors: un exemple pertinent du grotesque (Valerian, 01:31:32)
Pour atteindre ce but, le grotesque paraît particulièrement adéquat parce que, grâce à sa nature qui ébranle des catégories qui paraissaient figées définitivement, il nous force à trouver de nouveaux systèmes de classification et donc à repenser aussi notre propre nature (Fuß, 2001, p. 14 et pp. 154-157)[18]. En outre, la frappante co-présence de la science fiction et du grotesque dans tant de films du genre peut s’expliquer par le procédé de la distanciation qui est à la fois constitutif de la science fiction et du grotesque[19].
Néanmoins, l’utilisation remarquable du grotesque dans le film de Besson a aussi et même surtout une autre fonction, du moins c’est la thèse que nous voulons formuler dans cette contribution : un aspect clé du grotesque est sa faculté à surmonter toute frontière[20]. Cet aspect et son effet peuvent se montrer pertinemment grâce à la créature grotesque la plus importante dans la fable de Valerian : Bubble, un être qui peut adopter toute forme extérieure voulue.
Ph. 8. Bubble, un être protéiforme incarné par Rihanna (Valerian, 01:21:31)
Cet être protéiforme dont nous faisons la connaissance dans un spectacle de variétés (Ph. 8)[21], semble constituer une illustration précise d’une définition célèbre du corps grotesque de Bakhtine qui écrit (1970, p. 315) :
(L)e corps grotesque est un corps en mouvement. Il n’est jamais prêt ni achevé : il est toujours en état de construction, de création et lui-même construit un autre corps ; de plus, ce corps absorbe le monde et est absorbé par ce dernier.
Bubble est justement cela : un être qui ne connaît pas de statut définitif, mais change constamment et absorbe aussi d’autres êtres –seulement à l’intérieur de Bubble, qui prend la forme d’un Boulan-Bathor, Valerian peut entrer dans le territoire des anthropophages et sauver sa partenaire–.
Or, cette fluidité, dont Bubble est un exemple tellement frappant, peut aussi être vue comme une expression importante de la tolérance. Dans son dernier essai, Génération offensée, Caroline Fourest propage un “antiracisme universaliste” qui lui paraît d’une importance de premier ordre dans notre monde actuel et qu’elle décrit ainsi (2020, p. 53) : “Adepte de la transgression des genres et du métissage, il (...) défend une vision ‘fluide’ des identités, et lutte contre les obstacles à cette liberté de s’autodéterminer”. C’est presque une définition du grotesque et sa capacité de transgresser toute frontière, surtout mentale, et, cela met aussi en évidence que le recours au grotesque peut servir comme un moteur important de la tolérance. Cela devient encore plus clair quand l’on lit les dernières phrases du livre de Fourest qui reprennent ses idées principales (2020, p. 150) :
On doit continuer de s’attaquer aux préjugés (...) dans le but réel de convaincre, lever les obstacles, déconstruire les stéréotypes, briser les chaînes des cases ethniques, revoir la répartition des rôles et des genres. En rêvant d’identités fluides, de sexualité libre, de transculturalisme et d’une société métisse.
Bubble est une personnification idéale de ces idées, une identité fluide qui aide à créer une société qui surmonte les frontières entre les différentes espèces –et sa mort tragique dans la fable[22] est une inspiration décisive pour Valerian et Laureline–. Ceux-ci empêchent finalement la prise d’un pouvoir absolu par le Commander criminel et, en outre, non seulement rendent possible une vie nouvelle pour les Pearls, mais aussi donnent de nouveau de l’espoir à la population d’Alpha d’accomplir sa devise de “peace and unity”.
C’est de fait, beaucoup plus que le monde irréalisable des Pearls, le véritable aspect utopique de ce film qui se sert du grotesque, pour lequel le concept du mélange est dès le début constitutif[23], pour propager une vision positive de tout mélange –de races, classes, religions…–. Ainsi, Besson propage une tolérance universelle[24] qui a une importance particulière dans un monde complètement urbanisé comme Alpha –qui peut bien être notre avenir–, où l’autre est toujours et nécessairement très proche[25]. Et cet aspect utopique se lie d’une manière supplémentaire au grotesque (que l’on pourrait a priori penser irréconciliable avec l’utopie) : si Bakhtine écrit que le corps grotesque n’est jamais achevé, mais qu’il est plutôt un processus interminable, cela est encore plus vrai pour la tolérance qui n’est jamais acquise définitivement, mais exige un effort permanent. Une première poignée de main amicale est certes un bon début –mais on doit maintenir l’ouverture d’esprit envers les autres constamment–.
Ici il faut ajouter que la séquence, abordée plus tôt, de la fraternisation universelle avec ses poignées de main si chaleureuses qui semble promettre un avenir radieux à Alpha, est accompagné par une musique hautement révélatrice : Space Oddity de David Bowie[26]. Le choix d’une des chansons les plus connues d’un artiste qui représente peut-être plus qu’aucun autre la transformation constante et la lutte contre des catégories trop figées est d’une importance capitale –et annonce déjà la présence décisive de Bubble, qui, elle aussi, nous est présentée comme un artiste (ce n’est pas un hasard que nous la voyions pour la première fois dans un music-hall) qui n’accepte pas de frontières–.
4.3. La dimension transnationale
Cette idée que c’est notamment l’art qui surmonte les différences nous mène au film même dans lequel Bubble occupe un rôle tellement important. Car le plaidoyer pour un vivre ensemble harmonieux des différentes espèces se voit aussi reflété dans la dimension transnationale du long-métrage qui semble représenter une tentative de réaliser la coopération paisible et créative des différentes races, tant prêchée tout au long du film, aussi dans sa production. En fait, Valerian and the City of a thousand planets peut être considéré un projet transnational par excellence, car un metteur en scène français adapte en anglais une bande dessinée française avec des acteurs anglo-américains. Encore une fois, c'est Bubble qui exprime le mieux ce but de surmonter les frontières nationales, car la créature protéiforme est incarnée par Rihanna (Ph. 8 ci-dessus). Étant née à la Barbade et étant devenue une vedette mondiale aux Etats-Unis, Rihanna personnifie la dimension transnationale –surtout dans un film d’un metteur en scène français–.
La relation étroite entre la transnationalité et le grotesque qui se manifeste d’une manière tellement nette dans le personnage de Bubble n’est guère un hasard, parce que la transnationalité non seulement soutient le message de la tolérance du film, véhiculé essentiellement par le grotesque, mais possède en général une proximité organique avec cette catégorie esthétique. Car si Elizabeth Ezra écrit en vue d’Alien Resurrection (1997), autre projet transnational de premier ordre et réalisé par Jean-Pierre Jeunet, qui est tant influencé par Besson, que “[the transnational] is reflected in the film’s thematization of porous identities and liminal states” (2008, p. 82), elle donne une description qui vaut aussi pour le grotesque et ses thèmes centraux. Cela explique pourquoi des films qui se focalisent sur des figures grotesques et par conséquent mettent en scène au niveau intradiégétique la transgression des frontières sont souvent à la fois des productions qui surmontent des frontières, à savoir des projets transnationaux, comme le prouve, en dehors d’Alien Resurrection de Jeunet, The Shape of Water (La forma del agua) de Guillermo del Toro, réalisé comme Valerian en 2017. Évidemment, cette affinité avec le cinéma transnational paraît être encore plus forte si le sujet central de l’œuvre concerne le monde entier, comme c’est le cas de la nature humaine et de nos formes de vivre ensemble, qui sont des éléments clés de tous les films mentionnés.
5. Conclusion : Mézières, bande dessinée et architecture
Comme nous l’avons vu, différentes formes de vivre ensemble sont au cœur de Valerian and the City of a Thousand Planets. Les trois communautés décrites ici dominent le plot et sont une évidente tentative de faire réfléchir les spectateurs sur notre avenir, qui sera selon toute probablité un avenir urbain. Cette probabilité souligne d’ailleurs encore une fois que Mül n’est pas conçu comme une vraie alternative, car sa structure rurale n’est pas une option réalisable en vue d’une population mondiale de plus de 8 milliards de personnes qui ne cesse d’augmenter. Avec Alpha, par contre, Besson nous propose un modèle sérieux pour notre future en propageant une tolérance universale qui semble être indispensable fâce à la proximité inévitable causée par l’urbanisation toujours croissante.
Le metteur en scène français souligne l’importance de ces trois communautés dans son film par l’opulence visuelle avec laquelle celles-ci sont présentées. Néanmoins, la manifeste subordination de la fable aux images, probablement liée aussi à la fascination pour le grotesque[27], a pour résultat un plot peu cohérent. Celui-ci peut être considéré comme la raison principale de l’échec financier total du long-métrage, qui a rendu impossible la réalisation des suites envisagées initialement.
Avec de telles suites Besson voulait continuer l’hommage à la série de Jean-Claude Mézières et Pierre Christin commencé avec Valerian and the City of a Thousand Planets [28], et nous allons terminer notre contribution avec quelques observations sur les bandes dessinées qui ont inspiré le long-métrage qui nous a occupé ici. D’une part, la bande dessinée est depuis toujours liée au grotesque, le mélange entre des éléments apparemment incompatibles étant un aspect classique du neuvième art. Cela est particulièrement visible dans les bandes dessinées de super-héros, dont la typique double existence peut aussi être considérée comme une facette du grotesque. D’autre part, et plus important pour ce monographique, la bande dessinée est une forme d’art dans laquelle l’architecture occupe depuis toujours une place primordiale, comme en témoignent dans la culture francophone notamment les Cités obscures de François Schuiten et Benoît Peeters (dont le mélange hétéroclite, typiqe de leurs villes, rencontre un écho évident dans l’Alpha de Besson). Mézières s’intéresse aussi vivement à l’architecture qui devient un élément central de ses albums, dans lesquels il explore sans cesse des villes alternatives, qui contiennent toujours des éléments qui pourraient caractériser les villes de notre avenir. Celles-ci se voient transposées au grand écran par Besson, d’abord comme un aspect plutôt secondaire dans Le Cinquième Élément, où la ville n’est qu’une toile de fond peu développée, puis nettement plus élaborée 20 ans plus tard dans Valerian and the City of a Thousand Planets. La ville-monde Alpha est la véritable protagoniste de ce film et nous incite à réfléchir sur notre vivre ensemble dans l’avenir en illustrant d’une manière exemplaire une pensée fondamentale de Marc Augé (2010, p. 177) :
(Les) formes nouvelles (de la ville), par leur démesure même, dont nous pouvons déplorer ou admirer ce qui nous apparaît tour à tour comme de l’inhumanité ou de la grandeur, évoquent le double horizon de notre avenir : l’utopie d’un monde unifié et le rêve de l’univers à explorer.
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Kayser, W. (2004). Das Groteske. Seine Gestaltung in Malerei und Dichtung, ed. par G. Oesterle. Tübingen : Stauffenburg.
Kinnert, D. (2021). Die neue Einsamkeit: Und wie wir sie als Gesellschaft überwinden können. Hamburg : Hoffmann & Campe.
Magerstädt, S. (2018). Love Thy Extra-Terrestrial Neighbour : Charity and Compassion in Luc Besson’s Space Operas The Fifth Element (1997) and Valerian and the City of a Thousand Planets (2017), Religions, 9 (292), 1-12. https://www.mdpi.com/2077-1444/9/10/292/htm DOI: 10.3390/rel9100292.
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Suvin, D. (1979). Poetik der Science Fiction. Zur Theorie und Geschichte einer literarischen Gattung. Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp.
Trousson, R. (1999). Voyages aux pays de nulle part. Histoire littéraire de la pensée utopique. Bruxelles : Université de Bruxelles.
Filmographie
Besson, L. (1994). Léon. France : Les Films du Dauphin.
Besson, L. (1997). Le Cinquième Élément. France : Gaumont.
Besson, L. (2005). Angel-A. France : EuropaCorp.
Besson, L. (2017). Valerian and the City of a Thousand Planets. France : EuropaCorp.
Cameron, J. (2009). Avatar. États-Unis : 20th Century Fox.
Del Toro, G. (2017) The Shape of Water. États-Unis : Fox Searchlight.
Jeunet, J.-P. (1997). Alien Resurrection. États-Unis : 20th Century Fox.
[1]. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler le rôle qu’occupent Amaurote dans l’Utopia de Morus et Paris dans L’An 2440 de Mercier, les deux chefs d’œuvres de l’utopie spatiale et temporelle de l’ère moderne.
[2]. On pensera seulement à l’importance de New York dans Léon (1994), dont la première et la dernière scène nous montrent longuement la silhouette, ou de Paris dans Angel-A (2005).
[3]. Il faut ajouter que le peuple des Na’vis d’Avatar de James Cameron (2009) est un modèle tout aussi décisif que manifeste pour les Pearls : non seulement les Pearls ressemblent dans leurs aspects extérieurs aux Na’vis, mais aussi et surtout on constate d’importants parallèles dans leur vie tellement en concordance avec la nature. Évidemment, le fait que ce sont dans les deux cas des hommes, ou plus précisément des militaires, qui menacent ces mondes idylliques et paisibles renforce la proximité entre les deux films.
[4]. Il est à noter aussi que cette flotte est technologiquement beaucoup plus avancé que tout ce dont dispose les Pearls. Ce retard technologique marqué est un aspect supplémentaire qui souligne que la société de Mül n’est pas conçue comme une vraie possibilité pour l’avenir de notre monde, tellement dominé par la science.
[5]. Dans cette perspective il est hautement révélateur que, dans la conversation finale avec Valerian et Laureline, les Pearls disent “Our planet was a true paradise” (Valerian, 1:43:54), la notion du paradis étant une autre indice d’une perfection irrémédiablement perdue.
[6]. Cette richesse sans fin est également due aux perles que l’on trouve seulement sur cette planète et qui possèdent une énergie inconcevable –et sont donc un autre élément magique de ce monde–.
[7]. Le fait que ce dernier spécimen disparaisse définitivement avec le peuple de Pearls à la fin du film est un dernier indice que Mül est un monde inaccessible.
[8]. Avec cet anti-capitalisme farouche Besson reprend un élément clé d’une première coopération avec Mézières : dans Le Cinquième Élément (El quinto elemento, 1997) le capitalisme est fortement fustigé à travers le caractère de Zorg qui incarne toutes les laideurs du système capitaliste et cause presque la destruction définitive de la Terre pour augmenter son profit personnel.
[9]. En outre, le Big Market est bien sûr un non-lieu par excellence dans le sens de Marc Augé, dont les thèses jouent un rôle important pour nos observations. Le film souligne cette proximité du Big Market avec un espace dans lequel il n’y a plus de relation entre les gens avec le scène qui précède l’entrée dans l’hypermarché virtuel, où tous les consommateurs/touristes avec leurs casques illustrent une définition centrale du non-lieu selon Augé, où l’on est “seul mais semblable aux autres” (1992, p. 127).
[10]. Cela montre que le cinéma du look, auquel on reproche souvent de pactiser avec le système capitaliste, peut aussi attaquer le capitalisme. Besson mène cette attaque de l’intérieur même du capitalisme en utilisant et en caricaturant ses propres armes, comme la publicité (esthétiquement si proche du cinéma du look).
[11]. Aujourd’hui 55 % de la population mondiale vit dans des centres urbains, et en 2050 le pourcentage sera déjà de 70 % (Kinnert, 2021, p. 280).
[12]. “La Terre devient progressivement un immense vaisseau spatial sur lequel la vie s’organise chaque jour davantage en fonction du contexte extraplanétaire” (Augé, 2010, p. 177).
[13]. On compte 3236 différentes espèces et plus de 5000 langues sur Alpha, comme nous informe l’intelligence artificielle qui dirige le vaisseau spatial de Valerian et Laureline (Valerian, 0:41:53-42:01).
[14]. Ce message est renforcé par les images qui précèdent les rencontres respectives : des scènes qui montrent l’arrimage de différents vaisseaux et la station spatiale et ainsi illustrent l’idée d’une union (interplanétaire).
[15]. Il est important de mentionner que les premières scènes ne se situent pas seulement dans le passé (en 1975), mais qu’elles s’appuient aussi sur du matériel documentaire – un rapprochement manifeste avec l’histoire réelle qui se voit dans la suite prolongée à l’avenir, ce qui rend manifeste l’appartenance de Valerian à la science fiction sérieuse. Car celle-ci doit, selon Suvin, constamment inciter le spectateur à comparer la réalité montrée avec la réalité empirique (1979, pp. 100-102), ce qui est évidemment facilité par un commencement de la fable dans notre monde connu.
[16]. Ce contraste marqué illustre un critère de distinction des hommes que Yuval Noah Harari souligne expressément (2017, p. 102): “the extremes of compassion and cruelty that characterise Homo sapiens”. Cette caractérisation de l’homme qui se retrouve tout au long de l’histoire de la science fiction est clairement reprise par Besson qui contraste surtout la brutalité égoïste du Commandeur Filitt avec la compassion profonde de Laureline.
[17]. Le but d’abolir toutes les frontières entre les différentes espèces est nettement exprimé dans la devise d’Alpha qui clôt la première séquence: “[Alpha] will carry a message of peace and unity” (Valerian, 0:04:38).
[18]. En vue de ce but, la séquence initiale, évoquée plus tôt, révèle toute son importance : les rencontres des humains avec d’autres espèces aiguisent dès le début du film le regard du spectateur sur les différences entre “nous” et “les autres” et ainsi, l’incitent à repenser sa notion de l’humain.
[19]. La science fiction se base sur la “distanciation cognitive” (Suvin, 1979, p. 24), que nous avons déjà mentionnée, et les trois procédés principaux dont le grotesque se sert –inversion, déformation et mélange (Fuß, 2001, pp. 235-421)– sont aussi sans exception des procédés de distanciation.
[20]. Cela semble être aussi la raison fondamentale pour laquelle Besson combine de la série de Mézières et Christin justement les albums 3 (en comptant Les Mauvais Rêves comme le premier album), L'Empire des mille planètes, qui donne le titre au film, et 7, L'Ambassadeur des Ombres, dont la fable est reproduite à grands traits. Dans ces deux albums la présence du grotesque atteint son sommet dans la série, et Besson l’accentue encore dans son film.
[21]. L’appartenance au monde de l’art musical est seulement un des nombreux aspects qui lient Bubble à Diva, la vedette interplanétaire du Cinquième Élément, une autre créature clairement grotesque dans l’univers de Besson et à maints égards un modèle pour Bubble.
[22]. Évidemment, cette mort, suite d’un combat désintéressé pour la liberté et l’amitié, souligne que l’attitude de Bubble est un exemple à suivre.
[23]. On pensera seulement aux figures composites trouvées dans les grottes italiennes, qui ont donné le nom à cette catégorie esthétique (Kayser, 2004, pp. 21-22).
[24]. Néanmoins, le choix, tellement typique des films de Besson, d’une top modèle (Cara Delevingne) pour le rôle de la protagoniste féminine, qui en outre est présentée fréquemment dans des scènes assez sexualisées (Ph. 2 ci-dessus), contrecarre ce plaidoyer pour une tolérance universelle. Renforcé encore par le contraste frappant, qui structure une large épisode du film, entre Laureline / Delevingne et les Boluan-Bathors, d’un extérieur décidément désagréable, ce choix paraît établir une certaine norme (basée sur la beauté et, évidemment, hautement douteuse…), présentée comme enviable, et subvertit de cette manière le projet d’une acceptation de l’autre sans préjugés, véhiculé par le grotesque.
[25]. Sylvie Magerstädt souligne aussi le message de la tolérance universelle du film de Besson en mettant en évidence “the lessons we are taught about loving our extra-terrestrial neighbours” (2018, p. 2).
[26]. Comme cette chanson a été écrite en vue de 2001 : A Space Odyssey (2001: Una odisea del espacio, 1968), son intégration aussi met en évidence l’intention de Besson de s’inscrire dans l’histoire de la science fiction filmique.
[27]. À cet égard Besson semble suivre la ligne du grand pionnier du cinéma de la science fiction, Georges Méliès, qui a établi une primauté de l’image au détriment de la fable, qui forme un contraste notable avec la tradition cinématographique américaine (Seeßlen, 2003, p. 101). On peut supposer que la grande tradition du grotesque dans la culture française (Rabelais, Hugo, Baudelaire, ...) est la raison principale pour cette subordination récurrente de la fable aux images dans des films français, tandis que le cinéma des États-Unis a toujours eu une tendance à réfréner le grotesque (un exemple pertinent en est l’adaptation de La belle et la bête par Jean Cocteau comparée aux variations américaines de l’histoire de Madame Leprince de Beaumont). Le cas de Besson, comme aussi celui de Jean-Pierre Jeunet que nous venons de mentionner, semble, en tout cas, étayer cette supposition.
[28]. Il ne faut pas sous-estimer le fait que le film de Besson a paru en 2017, c’est-à-dire, exactement 50 ans après la publication du premier album de la série de Mézières et Christin. En outre, le film n’est pas une adaptation d’un seul album, mais combine des éléments de différentes aventures de Valerian et Laureline (cf. la note 20 ci-dessus) et peut ainsi être considéré comme une adaptation de la série entière, réalisée clairement comme un hommage aux deux artistes.