APPROPRIATIONS, SURVIVANCES ET MÉMOIRE CULTURELLE DANS LA CÉRAMIQUE DE PICASSO

 

APROPIACIONES, SUPERVIVENCIAS Y MEMORIA CULTURAL EN LA CERÁMICA DE PICASSO

 

Harald Theil (Independent art historian Ph.D)

theil.harald@gmail.com

 

Recibido: 26 de abril de 2023 / Aceptado: 22 de septiembre de 2023


Résumé: Ce texte explore et analyse comment Picasso réussit à activer la mémoire culturelle dans son dialogue avec le public. Par son art, l’artiste réactualise des significations qui ont chargé l’imaginaire humain depuis l’Antiquité. L’étude des céramiques figuratives constituées de volumes dans lesquelles la mémoire de la fonction de l’objet reste inscrite, montre la manière dont Picasso parvient à unir les arts préhistoriques, antiques et extra-européens avec l’art traditionnel populaire méditerranéen. Appropriations de toutes sortes, survivances de l’antiquité, allusions à des cultures vernaculaires, ainsi qu’une sensibilité et une empathie pour des cultures non-occidentales jouent un rôle déterminant. Picasso ancre ses créations céramiques dans la mémoire collective, en activant les images qui y sont stockées, par un renouvellement et par la transposition à l’art moderne d’un répertoire ancien avec une portée universelle. Ainsi, il crée une interaction entre ce que l’observateur voit, ce qu’il imagine et ce dont il se souvient.

Mots clés: Céramique; Image; Mémoire culturelle; Picasso; Survivances.

Resumen: Este texto explora y analiza cómo Picasso consiguió activar la memoria cultural en su diálogo con el público. Mediante su arte, el artista actualiza los significados que han cargado el imaginario humano desde la Antigüedad. El estudio de las cerámicas figurativas, constituidas por volúmenes en los que la memoria de la función del objeto permanece inscrita, muestra la manera en la que Picasso alcanza a unir las artes prehistóricas, antiguas y extra-europeas con el arte tradicional popular mediterráneo. Apropiaciones de todas las clases, supervivencias de la Antigüedad, alusiones a las culturas vernaculares, así como sensibilidad y empatía para las culturas no-occidentales, juegan un papel determinante. Picasso ancla sus creaciones cerámicas en la memoria colectiva, activando las imágenes que están ahí almacenadas, mediante la renovación y a través de la transposición al arte moderno de un repertorio antiguo con un alcance universal. Así, crea una interacción entre lo que el observador ve, lo que imagina y aquello que recuerda.

Palabras clave: Cerámica; Imagen; Memoria cultural; Picasso; Supervivencias

Cómo citar este artículo:

Theil, H. (2023). Appropriations, survivances et mémoire culturelle dans la céramique de Picasso. Revista Eviterna, (14), 161-177 / https://doi.org/10.24310/re.14.2023.16685

 

1. Introduction

Picasso est l’emblème de l’artiste moderne du vingtième siècle, le plus prolifique et le plus connu, le pionnier du cubisme avec Georges Braque. Pourtant, selon Picasso, la notion de progrès n’existe pas en art:

Pour moi, il n’y a pas de passé ni d’avenir dans l’art. Si une œuvre d’art ne peut vivre toujours dans le présent, il est inutile de s’attarder. L’art des Grecs, des Égyptiens et des grands peintres à d’autres époques n’est pas un art du passé; peut-être est-il plus vivant aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été. L’art n’évolue pas de lui-même, ce sont les idées des gens qui changent, et avec elles leurs modes d’expression (Bernadac & Michael, 1998, p. 18).

            Par son art, il a réactualisé des significations qui ont chargé l’imaginaire humain depuis l’Antiquité. Doté d’une capacité extraordinaire d’appropriation et d’une mémoire visuelle remarquable, Picasso était profondément préoccupé par la continuité des formes d'art d'une époque à l'autre, d'une culture à l'autre ou d'un média à l'autre. Ceci est d’autant plus prononcé dans son œuvre céramique. La plupart des facettes de son art y est représentée: la peinture, la sculpture, la gravure, l’assemblage et la transformation d’objets trouvés. Ainsi, la pratique régulière de la céramique, commencée par l’artiste comme activité dès l’âge de 65 ans constitue une synthèse de son œuvre ce qui fit écrire à Camón Aznar: «Estas cerámicas son tan reveladoras de su inquietud, se adaptan de tal modo a su sensibilidad, que parece que toda la ruta anterior de Picasso ha sido la preparación para este fruto, el más logrado de su genio» (García-Herraiz, 2000, p. 44).

2. Cadre théorique/ Objectifs

L’étude des céramiques figuratives constituées de volumes que Picasso a élaborée par de nombreux dessins préparatoires et dans lesquelles la mémoire de la fonction de l’objet reste inscrite, montre comment il parvient en même temps à unir les arts préhistoriques, antiques et extra-européens avec l’art traditionnel méditerranéen, en les amenant à coexister avec les autres disciplines artistiques dans lesquelles il s’est exprimé. Il sera question ici d’explorer et d’analyser en se limitant à quelques exemples comment Picasso réussit à activer la mémoire culturelle dans son dialogue avec le public. Appropriations de toutes sortes, survivances de l’Antiquité, allusions à des cultures vernaculaires, ainsi qu’une sensibilité et son empathie pour des cultures non-occidentales y jouent un rôle déterminant. Ainsi, la céramique devient le véhicule à promouvoir par excellence la création de Picasso.

3. Résultats de la recherche

3.1. Appropriations

Picasso s'est consacré à la céramique sur une période de vingt-cinq ans, de 1946 à 1971, dans le sud de la France à Vallauris à l’atelier Madoura de Suzanne Ramié.  Avec son équipe, elle y produisait des faïences cuites en s’appropriant des formes céramiques issues de la tradition populaire vernaculaire provençale. À Madoura, des objets utilitaires –plats, vases, pichets et divers autres récipients– sont fabriqués en série à partir de formes et de techniques locales traditionnelles. Suzanne Ramié crée également des objets utilitaires qu’elle réinterprète de façon artistique en mettant l’accent sur l’équilibre entre plasticité, volume et contours, des formes rondes et haptiques aux volumes généreux, faisant preuve d’un sens aigu de la construction. Ceci attira l’attention de Picasso et l’amena à une collaboration avec Madoura produisant ainsi un grand nombre de pièces uniques qui ne sont pas référencées dans un catalogue raisonné ou scientifique à ce jour. Il a autorisé également la création de 633 séries d’éditions céramiques par l’atelier Madoura (Ramié, 1988).

            Depuis sa collaboration avec Paco Durrio en 1902 et 1906 et avec Jean Van Dongen en 1929, ainsi que par ses multiples contacts avec Josep Llorens Artigas en vue d’un travail commun en céramique dans les années 1920, Picasso connaissait les contraintes techniques, formelles et les enjeux esthétiques inhérents à la céramique. Même s’il ne maîtrisait pas le tour du potier, il acquit les techniques et concepts régissant la production et la décoration de la céramique utilisés à l’atelier Madoura, tout en innovant aussi bien dans le domaine technique qu’au niveau des formes céramiques (Haro & Theil, 2007, pp. 18-106).

            Quant aux appropriations céramiques de Picasso, elles sont multiples, elles concernent les formes, certaines techniques, des sujets et des détails iconographiques. Pour la forme, les appropriations sont d’origine antique méditerranéenne, ou bien issues des traditions populaires espagnole et française, ainsi que d’origine extra-européenne. Il faut pourtant considérer que le processus d’appropriations de Picasso, tout comme son processus créatif, est souvent spontané et utilise des sources très hétérogènes, résultant en un syncrétisme qui procède par association et contamination des formes. La recherche en ce domaine a bien avancé ces dernières années, surtout en ce qui concerne les sources d’inspiration conservées au musée du Louvre et celles des arts et traditions populaires. (Foulem & Bourassa, 2004, pp. 188-210; McCully & Raeburn, 2005, pp. 152-158; Haro González & Theil, 2019, pp. 12-51).

3.1.1. Appropriations des formes et supports de la production de Madoura

Chez Madoura, Picasso travaille des objets moulés ou tournés encore non cuits, soit en les modelant, soit en les utilisant en tant que supports à peindre. De plus, après sa première visite à la poterie Madoura, fin juillet 1946, Picasso a pu mieux se familiariser avec les possibilités de transformation des formes utilitaires façonnées au tour en céramiques zoomorphes ou anthropomorphes. Une possibilité est la modification de la forme volumétrique, soit par remodelage, soit par la construction et l’assemblage, l’autre est la transformation de l’objet en représentation figurative par la peinture.

            À partir de fin juillet 1947, Picasso s’approprie comme support toutes les céramiques disponibles à Madoura mises à sa disposition, des assiettes, des plats, des cruches et récipients, dont certaines étaient des réinterprétations de formes traditionnelles créées par Suzanne Ramié, tels que le Gus ou les Bourraches. Il s’agit de formes standard au volume produites en série, dont la forme plastique est étroitement liée aux motifs peints par l’artiste et qui se complètent mutuellement.

            Le Gus que Picasso transforme en Insecte [Fig. 1] par la peinture, est un récipient provençal destiné à la conservation du vinaigre; il est pourvu de six demi-cercles en céramique à travers lesquels passe une cordelette permettant de suspendre l’objet. Picasso transforme ces demi-cercles en pattes d’insecte imaginaire dont le corps est formé par le récipient et la tête par son couvercle. Cette forme est une double appropriation car Suzanne Ramié s’est inspirée elle-même pour la production de ces objets du livre de François Poncetton et Georges Salles, Les poteries françaises, paru en 1928, qui se trouvait en sa possession (Foulem & Bourassa, 2004, p. 196)[1].  

Fig. 1: Pablo Ruiz Picasso (1951). Insecte, Gus (forme Madoura), terre cuite blanche, tournée, gravée et peinte aux engobes, 42 x 35 x 26 cm. Museo Picasso Málaga, MPM 2-143 ©️ Sucesión Pablo Picasso, VEGAP, Madrid, 2023

            À partir de 1950, Picasso s’approprie même de la vaisselle et des ustensiles de cuisine, des casseroles, des assiettes et des poêlons à châtaignes réalisés à partir d’argile de moindre qualité, ou bien des tomettes et des briques, n’hésitant pas d’utiliser le mobilier du four, comme les cazettes, ­dites gazelles, des objets initialement non destinés à être utilisés pour la création artistique. (Gaudichon & Matamoros, 2013)[2]. Il y peint des scènes narratives ou les transforme en représentations figuratives; il s’agit en fait d’objets trouvés que Picasso s’est approprié pour les transformer en objets à figuration, à mi-chemin entre peinture et sculpture polychrome. Il conférait aux récipients, aux plats et autres objets utilitaires trouvés ­­–comme par exemple des tomettes– une valeur sémantique en accentuant leurs potentialités de figuration uniquement par l’ajout d’engobes, d’oxydes métalliques et d’émaux colorés. Ainsi, il transformait des objets en sujets de représentation, en images.

            Picasso peint également sur des vases, des cruches et des assiettes, ainsi que sur des pièces en céramique tridimensionnelles, des sujets indépendamment de la forme plastique, celle-ci ne servant que de support à la peinture (Gaudichon & Matamoros, 2013)[3].

3.1.2. Appropriations de sujets et de l’iconographie antiques et populaires

S’agissant de l’iconographie, la plupart des sujets et motifs sont d’inspiration antique conformément à la nouvelle orientation thématique dans l’art de Picasso d’après la Seconde Guerre mondiale. Le grand tableau La Joie de vivre de 1946, conservé au Musée Picasso Antibes, est l’œuvre emblématique d’un bonheur et d’une vitalité retrouvés. Tout comme les céramiques réalisées à partir de l’été 1947, Picasso y met en scène les protagonistes du cortège dionysiaque –ménades, joueurs de diaule, chèvres, faunes– et d’autres êtres hybrides, comme le centaure, issus de la mythologie et de l’iconographie grecque de l’Antiquité[4].

            Ces motifs, fortement inspirés des vases grecs à figures noires et rouges évoquent la thématique de l’Arcadie et les bacchanales (Foulem & Bourassa, 2004)[5]. Pourtant, l’appropriation des sujets et de l’iconographie antiques par l’artiste n’est pas directe, elle passe par l’intermédiaire de la peinture Bacchanale de Picasso qui n’était autre que la paraphrase imagée du Triomphe de Pan de Nicolas Poussin (1594-1665), peinte en même temps que la libération de Paris, entre le 24 et le 29 août 1944. Aux natures mortes sombres, peintes pendant la guerre et appartenant à une série de Memento mori succéda ce témoignage d’une joie de vivre retrouvée, au même titre que le tableau éponyme réalisé en novembre 1946 à Antibes. Il s’agit d’un dialogue à distance avec Matisse, installé à Nice, et son tableau Le Bonheur de vivre de 1905-1906, dans la collection de la Barnes Foundation à Merion, en Pennsylvanie, auquel Picasso fait allusion.

            Quant aux autres sujets, Picasso peint directement sur des assiettes de la production de Madoura de nombreux animaux, des taureaux, des poissons et des oiseaux, tout comme des natures mortes (Gaudichon & Matamoros, 2013)[6]. Il y applique également de la couleur, soit sur des représentations d’aliments, en intégrant les couverts, soit sur des poissons modelés auparavant avec de la pâte d’argile qu’il disposera ensuite sur des assiettes vernies, vertes, déjà cuites, de style Louis XV (Gaudichon & Matamoros, 2013)[7]. Avec ces éléments qui ressurgissent comme des reliefs du fond de l’assiette, Picasso renoue avec la tradition séculaire de la céramique en trompe l’œil. Celle-ci consiste en des plats mudéjars du Moyen Age fabriqués dans sa ville natale Málaga, ou bien les ornements des plats en relief de Bernard Palissy (1510-1590), qui utilisait, afin de décorer ses céramiques, le moulage de formes naturelles, comme par exemple des animaux marins et des reptiles. Cette tradition se poursuit en Espagne au XVIIIe siècle avec les assiettes populaires en trompe l’œil –platos de engaño– et jusqu’à la fin du XIXe en France avec les céramiques de Georges Delpérier (1865-1936), (Gaudichon, 2012, pp. 58-59)[8].

            Par conséquent, on constate que Picasso s’approprie le sujet de la nature morte, sujet courant de l’histoire de l’art depuis l’Antiquité, devenu symbole de la vanité dans la peinture occidentale, le combinant avec une pratique technique et iconographique de la Renaissance, qui par la suite est entré dans le répertoire de la céramique vernaculaire populaire.

            Le désir de transformer l’objet en image, est encore plus évident dans les créations céramiques en trois dimensions au volume de forme animale ou humaine que Picasso a préparé dans des dessins réalisés entre le 13 septembre 1946 et début novembre 1947, ainsi que durant l’année 1948. La majorité de ces séries de dessins et croquis au crayon, à la sanguine, ou à l’encre de Chine, sont datés de la main même de l’artiste. Le 30 septembre 1947, Picasso dessine les trois formes-types qui domineront ses créations céramiques au volume : le vase, l’amphore et le corps creux ovoïde. Ces formes de base remontent à l’Antiquité. Dans ces études, la transformation de l’amphore grecque antique en figure anthropomorphe est parfaitement perceptible. Sur certains dessins réalisés les 4 et 5 août, le 16 septembre et le 21 octobre 1947, (Haro & Theil, 2007)[9], cette forme apparaît parfois de façon dédoublée, deux éléments étant superposés pour figurer le corps féminin. Picasso recrée ainsi des vases plastiques anthropomorphes qui gardent l’écho formel de ce type de céramiques de l’Antiquité vus à l’occasion de ses multiples visites au Louvre (Foulem & Bourassa, 2004, pp. 192-214).

            Picasso a recouru pour ses appropriations également à des livres de spécialité, comme par exemple Les Terres cuites grecques de Jean Charbonneaux, ouvrage amplement illustré, paru en 1936 et que l’auteur lui a offert, ainsi que l’Encyclopédie photographique de l’art, dont les tomes I à III parus de 1936 à 1938 sont consacrés aux œuvres conservées au Louvre (Vigneau, 1936-1938). La publication est dotée d’un riche matériel iconographique avec des légendes qui expliquent l’usage des céramiques reproduites.

 

          

Fig. 2: Pablo Ruiz Picasso (21 octobre 1947). Étude de céramique, femme à l’amphore. Crayon rouge sur papier, 26,8 x 20,9 cm, collection particulière ©️ Sucesión Pablo Picasso, VEGAP, Madrid, 2023

Fig. 3: Pablo Ruiz Picasso (octobre 1947-1948). Femme à l’amphore. Terre blanche: éléments tournés, modelés et assemblés. Peint aux engobes et émail blanc, incisions, patine après cuisson, 44,5 x 32,5 x 15,5 cm, Musée national Picasso-Paris; Dation Pablo Picasso en 1979, M.P. 3679 ©️ Sucesión Pablo Picasso, VEGAP, Madrid, 2023

            Femme à l‘amphore dont Picasso a réalisé plusieurs variantes, datées de 1947-1948 ont été préparées par une série de six dessins au crayon rouge du 21 octobre 1947 [Fig. 2]. Un vase à double panse est transformé en corps de femme par l’ajout de la peinture à l’engobe et des incisions, figurant le visage, les cheveux, les seins et un motif floral. De plus, Picasso modèle et ajoute les deux bras et le petit vase, le bras gauche faisant office d’anse [Fig. 3].

            Femme à l’amphore fait allusion à d’anciens talismans votifs, notamment des vases anthropomorphes et des figurines antiques de Chypre et de Grèce portant, soit des vases, soit des enfants, ou bien ornés de motifs floraux, indiquant qu’ils servaient à conjurer la fertilité, tous conservés au musée du Louvre et reproduits dans l’Encyclopédie photographique de l’art (Vigneau 1936-1938)[10]. Il en est ainsi, par exemple, du œnochoé en forme de femme, daté de 400-375 avant J.-C., identifié dans l’ouvrage comme représentant la déesse Coré (Vigneau 1936-1938)[11]. La signification de source de vie peut se rapporter à la Femme à l’amphore de Picasso, renforcée par le fait que le corps de cette dernière est lui-même un vase. De plus, le motif floral est une allusion à Coré, déesse de la végétation.

            La bouteille d’argile à la base de Femme-vase datée de fin 1947 [Fig. 4], devient une sculpture anthropomorphe par le seul modelage, sans ajout de pigments. Picasso transforme le goulot en tête avec les yeux troués, la bouche incisée et le nez modelé, ajoute les deux bras levés modelés et confère à la partie inférieure du corps une stéatopygie marquée. Sans doute faut-il y voir également une allusion aux sculptures de Vénus aux origines de l’art, comme la Vénus de Lespugue, datée du paléolithique supérieur, dont Picasso possédait deux moulages dans sa collection personnelle (Godefroy & Perdrisot, 2016, p. 198).

Fig. 4: Pablo Ruiz Picasso (1947). Femme. Terre blanche, tournée et modelée (éléments appliqués), 25,5 x 10,5 x 8,5 cm, Madrid, Fundación Almine y Bernard Ruiz-Picasso Para El Arte ©️ Sucesión Pablo Picasso, VEGAP, Madrid, 2023

            Le nu féminin, bras levés, est présent dans l’iconographie de Picasso depuis 1899 et emblématique dans son tableau Les Demoiselles d’Avignon de 1907[12]. La forme adéquate pour la transposition en céramique de ce motif, Picasso la trouve dans les amphores antiques et les terres cuites en forme de pleureuses, datant de la fin du VIIe siècle avant J.-C, vues par lui-même dans la galerie Campana du musée du Louvre[13]. Il s’agit de pleureuses s’arrachant les cheveux, en terre cuite, façonnées au tour du potier et modelées, datant de 600 a.C. provenant de Tanagra en Grèce. Elles sont également reproduites dans l’Encyclopédie photographique de l’art[14].

3.1.3. Hybridations de la forme entre l’art antique et populaire

Après son premier essai de modelage céramique fin juillet 1946, lors de sa première visite à l’atelier Madoura, Picasso a rempli quatre feuilles de dessins le 13 septembre 1946 dont un nombre important fait allusion aux formes du botijo [Fig. 5]. Les botijos sont des récipients en terre cuite de tradition espagnole pour la conservation de l’eau fraîche, souvent de forme zoomorphe. Ce dualisme entre vase utilitaire et figuration plastique est reprise par Picasso sur ses premiers dessins préparatoires pour un taureau en céramique qui adopte la forme du botijo avec son anneau caractéristique fixé sur le dos et le corps du récipient monté sur un socle circulaire. La tête et la queue des croquis du taureau font office de bec verseur.

Fig. 5: Pablo Ruiz Picasso (13 septembre 1946). Études de céramique, taureau. Crayon sur papier, 33 x 50,5 cm, collection particulière ©️ Sucesión Pablo Picasso, VEGAP, Madrid, 2023

            Pour la transposition du taureau en céramique, Picasso a opté finalement pour une autre forme figurant sur les croquis du 13 septembre 1946 mais l’anneau circulaire du botijo réapparaît sur des dessins préparatoires le 29 juillet 1947 (Theil, 2020)[15]. Entourant l’étude pour une femme debout, quatre croquis de figurations hybrides à mi-chemin entre un faune féminin, –dus aux cornes et seins indiqués par le dessin– et la sirène, spécifiée par des ailes esquissées sur le corps en forme de vase horizontalement montées sur le socle, sont clairement visibles et couvrent la feuille sur deux registres. Les quatre figurations esquissées sont dotées d’une anse circulaire, rappelant l’élément typique du botijo et sont, comme celui-ci, montées sur un support rond.

Datée de 1947-1948, la Faunesse réalisée en céramique se compose, conformément aux croquis du troisième feuillet du 29 juillet 1947, de plusieurs éléments en argile en forme de vase tournés, puis recoupés et assemblés, ainsi que d‘une anse circulaire devenue obsolète du point de vue fonctionnel [Fig. 6]. Il s’agit d’une véritable sculpture céramique façonnée uniquement à partir de fragments de vases et montée sur une plinthe rectangulaire. En fait, il s’agit d’une hybridation entre le botijo et la forme inspirée des sirènes de l’antiquité grecque réalisées en Béotie dans la seconde moitié du VIe siècle a.C. conservés au musée du Louvre[16]. La Faunesse est par conséquent, une preuve pour la capacité de Picasso de créer des œuvres qui sont totalement nouvelles et originales, tout en faisant allusion à d’anciens modèles de l’antiquité et de la tradition populaire espagnole.

Fig. 6: Pablo Ruiz Picasso (fin 1947 ou 1948). Faunesse, , terre blanche, décor à oxide sur fond blanc, patine, réserve à la cire, glaçure transparente partielle, 43 x 25 x 14 cm, collection particulière ©️ Sucesión Pablo Picasso, VEGAP, Madrid, 2023

3.1.4. Appropriations et allusions à l’art extra-européen

Dans la production céramique de Picasso à Vallauris, on peut constater l’influence directe de la céramique extra-européenne, notamment préhispanique, avec les vases dits ‘aztèques’, dont les premières pièces uniques adoptant cette forme remontent à l’été 1951 (McCully, 1998a)[17]. Il s’agit d’une double appropriation car cette forme de vase est initialement une création de Suzanne Ramié, inspirée par des vases préhispaniques, non pas aztèques mais de la côte nord du Pérou, dotés d’anses avec goulot en étrier, réutilisées par Picasso comme support de ses propres créations.

            D’autres appropriations extra-européennes sont perceptibles dans la transformation par la peinture des cazettes de four céramique en idoles qui font, par leur apparence, écho à la sculpture de garde de Vanuatu de la fin du 19ème siècle que Picasso a vue lors de sa visite du musée Ethnographique du Trocadéro en juin 1907 (Zervos, 1929, p. 91)[18], ainsi que des boucliers océaniens reproduits dans la revue Cahiers d’art de 1929 (Zervos, 1929, p. 92)[19]. Picasso lisait régulièrement les numéros de cette revue édités par son ami et admirateur Christian Zervos, qui lui servaient de source d’inspiration pour de nombreuses œuvres céramiques (Theil 2016, pp. 205-209).

3.1.5. Reflets du cubisme et la transformation de l’objet en image

Picasso ne recrée pas simplement des céramiques reliées à l’histoire de l’art et à la tradition de la poterie, il fait également allusion à la technique du collage cubiste inventé par Georges Braque et par lui-même en 1912, en questionnant la relation entre représentation et réalité – question capitale du cubisme– par l’introduction de matériaux et d’objets de la réalité dans l’œuvre d’art. La transformation d’objets en images est une pratique qui revient à différentes périodes dans l’œuvre de Picasso et qui aboutit à la création, en 1942, de la Tête de taureau crée par la combinaison d’un guidon et d’une selle de bicyclette[20]. Cette pratique artistique va culminer avec les créations anthropomorphes et zoomorphes céramiques.

            D’autres aspects de la céramique de Picasso que l’on peut assimiler aux pratiques cubistes, sont la permutation de volumes positif et négatif, d’une forme convexe par une forme concave, comme par exemple, les poissons incisés dans l’assiette au lieu de leur modelage et collage pour les faire apparaître en relief dans l’assiette[21].

            Le meilleur exemple de la façon dont Picasso procède de manière innovante dans le domaine de la céramique, comment il rend les objets céramiques utilitaires inutilisables, afin d’explorer la relation entre le récipient et l’image à un niveau conceptuel, est le Pichet avec vase ouvert [Fig. 7.] La paroi du pichet a été découpée, ainsi l’intérieur jaune du pichet est visible. En raison de la forme de l’ouverture qui a été créée dans la paroi du pichet, l’observateur voit un vase jaune qui, cependant, «n’existe dans notre esprit que par formalisation du vide» (Foulem & Bourassa, 2004, p. 244).

Fig. 7: Pablo Ruiz Picasso (3 février 1954). Pichet avec vase ouvert. Terre blanche, engobes, découpage, glaçure, H. 38 cm, collection particulière ©️ Sucesión Pablo Picasso, VEGAP, Madrid, 2023

            Il s’agit d’une image virtuelle changeant de forme en fonction du point de vue de l’observateur. Suzanne Ramié a également utilisé l’ouvrage de Joseph Gauthier Les poteries rustiques, publié en 1929, comme source d’inspiration à l’atelier Madoura. Dans cette publication, plusieurs croquis d’objets du quotidien en terre cuite sont présentés, dont un montrant un «rôtissoire» flamand en forme de récipient, dans lequel la paroi du récipient est ouverte pour des raisons pratiques (Gauthier, 1929, p. 11)[22]. Cette illustration a éventuellement incité Picasso à concevoir le Pichet avec vase ouvert, une appropriation d’ordre populaire pour créer une céramique avec des réminiscences du cubisme, donnant «la première œuvre véritablement conceptuelle de l’histoire de la céramique» (Foulem & Bourassa, 2004, p. 244).

3.2. Activation de la mémoire culturelle

Le concept de la mémoire culturelle et les interactions avec la mémoire collective a été théorisé en 1988 par l'égyptologue allemand Jan Assmann dans un article publié dans Kultur und Gedächtnis (Assmann, 1988, pp. 9-19) puis dans son ouvrage Das Kulturelle Gedächtnis dont la traduction française porte le titre La mémoire culturelle (Assmann, 2010).

3.2.1. Images survivantes

Jan Assmann fait référence au concept de «l'énérgie mnémique» forgé par l’historien de l’art et de la culture allemand Aby Warburg (1866-1929) dans l'établissement de sa théorie de la mémoire culturelle (Assmann 1988, p. 12). Aby Warburg était intéressé par le problème des «survivances de l'antique» dans le contexte d’une «science de la culture patiemment élaborée par lui à partir d’images de l’Antiquité et du monde moderne occidentaux» (Didi-Huberman, 2002, p. 51).

            L’essence de la méthode novatrice de Warburg est le refus de l’évaluation esthétique de l’oeuvre d’art en faveur des aspects iconographiques et iconologiques tels qu’ils résultent de l’étude des sources littéraires, des archives et de la tradition culturelle. Warburg était intéressé par les «survivances de l'antique» préfigurées par l’antiquité gréco-romaine ce qui l’a conduit à forger sa théorie des «images survivantes» –nachlebende bildliche Vorstellungen–. Selon Warburg, la notion de Nachleben der Antike –‘survivance de l'Antiquité’– est appropriée et adaptée par chaque époque et ses artistes de manière différente (Antacli, 2019, pp. 57-60). Warburg forge le concept de Pathosformel –‘formule de pathos’– où il aborde l'image comme produit d’une dialectique entre une impulsion expressive individuelle et un répertoire hérité de formes préfigurées dans le passé. Il s’agit d’une charge d’énergie latente –engramme–, mais la manière dont celle-ci est libérée dans les gestes, les postures, les expressions et les formes est soit positive, soit négative (Antacli, 2019, pp. 60-61). Pour Warburg, le fond ‘dionysiaque’ de l’homme se retrouve dans les formules de pathos d’origine antique qui se manifestent également dans l’art à l’époque de la Renaissance italienne et sont transmises jusqu’à l’époque moderne (Warburg, 2015, p. 162). Pour Warburg «la culture est toujours un processus de Nachleben, c’est-à-dire de transmission, réception et polarisation [..] Warburg devait fatalement concentrer son attention sur le problème des symboles et de leur vie dans la mémoire sociale» (Agamben, 1998, p. 20).

            En appliquant cette théorie et la méthode de Warburg, qui tient compte de la fonction mémorative des images, à la recherche sur l’activité artistique de Picasso, il est évident que celui-ci a utilisé les mêmes formules survivantes de l’antiquité dans son art. Ceci est valable pour la peinture, le dessin mais également pour sa création céramique (Antacli, 2019, pp. 63-110).

            La majorité des croquis préparatoires pour des céramiques anthropomorphes et zoomorphes de Picasso, qui indiquent à la fois une dimension figurative et une fonction utilitaire, rappelle l'approche surréaliste d’opérer avec l'ambiguïté des formes caractérisées ici par la dualité entre le vase et la forme biomorphique. Pourtant, ce dualisme est spécifique aux récipients anthropomorphes et zoomorphes de la tradition céramique. Les ‘formes survivantes’ employées par Picasso, les femmes-vases, qui portent elles-mêmes un vase [Fig. 2-3], proviennent de sources très diverses, que ce soit la céramique votive antique, notamment de Chypre, conservée au musée du Louvre (Vigneau 1936-1938)[23], ou l’histoire de l’art européenne. Le motif iconographique est préfiguré dans la peinture Éliézer et Rébecca de Nicolas Poussin[24], achevé en 1648, où des personnages féminins se trouvent associés à des vases en céramique (McCully, 1998a, pp. 30-31).

            Dans le tableau La Source peint par Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867) en 1856, une jeune femme porte un vase d’où s’écoule de l’eau, personnifiant la source de vie. On retrouve des représentations de femmes hydrophores sur le panneau 46 de l‘Atlas Mnemosyne. Cette dernière version crée par Aby Warburg datant de 1929 est constitué de 63 panneaux sur lesquelles sont fixés des photographies de formats différents sur plusieurs registres (Ohrt & Heil, 2020, pp. 11-149). Ces presque mille reproductions d’œuvres d’art, mais aussi de médailles, de monnaies, de timbres, d'affiches et de panneaux publicitaires, constituent un dispositif combinatoire caractérisé par une ‘iconologie des intervalles’, terme utilisé par l’historien de l’art lui-même dans son journal en 1929, «une iconologie qui porterait non sur la signification des figures [..] mais sur les relations complexes que ces figures entretiennent entre elles dans un dispositif visuel complexe, autonome, et irréductible à l’ordre du discours». (Michaud, 1999-2000, p. 43). Ici Warburg retrace les survivances de l’Antiquité à travers l’histoire de l’art européenne avec, parmi d’autres, des femmes hydrophores et porteuses de fruits de Domenico Ghirlandaio (1448-1494), de Raphaël (Raffaello Sanzio, 1483-1520) et d’Agostino Veneziano (1490-1540) qui adoptent cette même posture. Quant à la signification, elle opère avec des personnifications féminines, symbolisant, soit la bonne fortune, soit l’abondance et la fertilité. (Ohrt & Heil, 2020, p. 101).

            Par conséquent, une lecture approfondie tenant compte à la fois de l’iconographie de la tradition céramique et de l’iconographie de l’histoire de l’art européenne, permet de voir que chez Picasso il s’agit d’une réactualisation de l’iconographie ancienne avec ses significations, en ajoutant la forme de l’amphore antique et ses dérivés anthropomorphes au catalogue des images survivantes.

3.2.2. Objets-images et images d’objets

Pour Picasso dans son assemblage Tête de taureau de 1942[25] réalisé avec un guidon et une selle de bicyclette, la métamorphose de l’objet en image n’est pas un processus complètement achevé, l’origine fonctionnelle de l’objet demeure encore largement identifiable. Ceci est valable également pour les formes céramiques transposées ultérieurement en bronze (Spies, 2000, p. 375)[26] et aussi pour les femmes vases. L'artiste déclarait à Françoise Gilot:

Mes sculptures sont des métaphores plastiques. [..] On dit que les hanches d’une femme ont la forme d’un vase. Ce n’est plus poétique; c’est devenu un lieu commun. Moi, je prends un vase et j’en fais une femme. J’utilise la vieille métaphore, je la retourne, et je lui rends vie. [..] je passe de la métaphore à la réalité. Je rends cette réalité tangible, en usant ainsi de la métaphore. (Gilot & Lake, 1965, p. 270).

            Dans de nombreuses céramiques uniques de Picasso, la fonctionnalité est suggérée par l’espace creux résultant du tournage de l’objet par le potier, par des formes ou par des signes, comme des anses et des goulots, mais la fonction utilitaire n'est pas réelle puisqu’il les a conçus ou bien rendus inutilisables, soit en les perçant, soit en les laissant sans couverte et perméables au liquide. Nous sommes confrontés à des œuvres d'art uniques qui sont des objets transformés en images car ne pouvant pas être utilisés, ils sont ainsi des objets à l’image d'un récipient. Pour Picasso, il n'est pas important que ses céramiques volumétriques soient utilisées, mais qu'elles aient l'air de pouvoir être utilisées, qu’ils aient la forme et la structure de récipients.

            La question se pose, pour quelle raison Picasso procède ainsi? Picasso appelait ce type de céramiques «pots structuraux » (McCully, 1998b, p. 36). Par cette appellation qui accentuait leur caractère prépondérant de récipient, il rapprochait ces céramiques davantage de l’objet utilitaire que de la sculpture traditionnelle. Par le recours à la métaphore corps/récipient, donc d’un corps au moyen d’un objet creux, la figuration d’une femme ne se donne pas seulement comme un signe plastique dans l’espace, mais comme un corps lui conférant une présence accrue par rapport à une sculpture et la possibilité d’identification empathique par l’observateur. En effet, l’utilisation de volumes creux tournés par le potier pour représenter un corps humain ou animal est une méthode de figuration tridimensionnelle spécifique au domaine de la céramique, et elle renvoie aux vases plastiques fabriqués et utilisés depuis des millénaires par de nombreuses cultures à travers le monde. La kinesthésie qui en résulte, combinée à la capacité de projection empathique, ajoute une composante animiste et apotropaïque importante à la puissance expressive de ses figurations céramiques.  (Gombrich, 1984, p. 179).

            L'analogie structurelle du corps du vase avec le corps humain et sa présence dans l’espace sont ainsi davantage soulignées pour le spectateur «[…] something that is existentially a pot is given by its decoration, painted or plastic, an independent, quasi-organic or anthropoid presence. Such presence results from the pot defining and containing its own space – potter’s space» (Rawson, 1971, p. 193).

            Puisque toute image représente par définition quelque chose d'absent, dans le cas de la poterie, du fait de cette présence, absence et présence sont très fortement imbriquées non seulement sur le plan cognitif-conscient, mais aussi sur le plan intuitif-inconscient (Belting, 2001, p. 29). Ainsi, la mémoire culturelle est activée par la céramique de Picasso et non seulement par son insertion dans un contexte historique mais aussi par un processus psycho-anthropologique, dépourvu de nostalgie passéiste, mais au service d'une créativité qui se consacre au renouvellement. Picasso déclarait :

La plupart des gens n’ont pas l’esprit d’invention, ni de création [..] ils ne peuvent reconnaître que ce qu’ils connaissent déjà. Comment s’y prendre alors pour leur apprendre quelque chose de nouveau ? En mélangeant ce qu’ils connaissent avec ce qu’ils ignorent. [..] L’objet le plus quotidien est un vaisseau – un véhicule de ma pensée. Ce que la parabole était pour le Christ. Il avait une idée ; il la formulait ainsi pour la rendre accessible à tous. Dans ces lieux communs, je mets ce que j’ai à dire, ce sont mes paraboles. (Gilot & Lake, 1965, pp. 65-66).

3.2.3. Image-objet, image mentale et mémoire collective

Dans son livre Pour une anthropologie d’images, l’historien de l’art et des média visuels Hans Belting, fait la distinction entre image-objet ou image extérieure d’une part et image mentale ou image intérieure d’autre part:

Toute image visible est nécessairement inscrite dans un médium de support ou de transmission [..]. Il peut s’agir aussi bien de supports inanimés (la pierre d’une statue ou le panneau de bois peint d’un portrait, par exemple) que vivants (essentiellement le corps humain et ses facultés d’imagination et de mémoire) (Belting, 2001, p. 7).

            Pour Belting, «la vraie question n’est pas le dualisme entre images extérieures et intérieures, mais plutôt l’interaction entre ce que nous voyons et ce que nous imaginons ou ce dont nous nous souvenons» (Belting, 2001, p. 8). Les corps constituent eux-mêmes un lieu où les images que nous recevons laissent derrière elles une trace invisible, «les médiums de l’image (..) modèlent la forme du souvenir que les images adoptent en nous» (Belting, 2001, p. 80).

            Un jalon très important prouvant la validité universelle en ce sens a été posé par Aby Warburg avec l’Atlas Mnemosyne dont la dernière version inachevée date de 1929. Pour lui dans l’image et dans le symbole «se cristallisent une charge énergétique et une expérience émotive qui surviennent comme un héritage transmis par la mémoire sociale» (Agamben, 1998, p. 21). Avec l’Atlas Mnemosyne il a établi un outil heuristique entre image et mémoire qui utilise des images vues comme des documents éloquents de la civilisation, comme lieu pour le travail cognitif humain dans son identification avec le passé (Antacli, 2019, pp. 37-39).

            La manière dont Picasso développe son processus créatif ressemble au type d'assemblage d'images que Warburg a réalisé sur les panneaux de l’Atlas Mnemosyne.  La raison est que ses appropriations et ses sources ne sont limités, ni à une époque historique, ni à un espace culturel, puisqu’il a réussi, dans son œuvre globale à condenser, ou même à juxtaposer les différentes étapes de l'histoire de l'art: l'art extra-européen, océanien et africain, l'antiquité gréco-romaine et chypriote, l’art populaire, le cubisme et le surréalisme, dans un cadre éclectique et singulier (Antacli, 2019, p. 65).

            De plus, par ses nombreux dessins préparatoires et son travail en série, variation et métamorphose, l’art de Picasso permet d'assister au théâtre de l'invention individuelle, à l'acte de création en cours, comme expérience personnelle sur fond de mémoire culturelle et d’expérience collective humaine.

4. Conclusions

Picasso ancre ses ‘pots structuraux’ céramiques dans la mémoire collective, en activant les images y conservées par un renouvellement et l’actualisation créative d’un répertoire ancien avec une portée universelle. Ceci explique le succès de son art qui «peut vivre toujours dans le présent» (Bernadac & Michael, 1998, p. 18). La dimension anthropologique de l’art de Picasso se reflète de manière plus accentuée dans la céramique, un domaine très familier à toute l’humanité par sa relation avec les objets utilitaires, grâce auxquels nous tenons une grande partie de notre savoir sur la culture de l’humanité depuis le Néolithique. Par l’activation de cette mémoire culturelle, ses créations céramiques touchent à une dimension, quant à leur réception par le spectateur, que les disciplines artistiques dépourvues de toute relation avec le domaine utilitaire permettent à moindre mesure.

5. Références bibliographiques

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Zervos, C. (1929). Cahiers d’art 4, 92.

 

 



[1] Fig. 100, cat. 135, cat. 141, cat. 40.

[2] Cat. 6-7, cat. 29-33, cat. 39-42.

[3] Cat. 14, cat. 18-25, cat. 83, cat. 110

[4] Musée national Picasso-Paris, M.P. 3735.

[5] Cat. 115-116.

[6] Cat. 35-38, cat. 48.

[7] Cat. 124-125, cat. 136-140

[8] Fig. 10-13.

[9] Cat. 4-5.

[10] Vol. II, p. 151, F; et vol.  III, p. 60, C.

[11] Vol III, p. 61, D. Musée du Louvre, Paris, Inv. L 118.

[12] Museum of Modern Art, New York.

[13] Inv. CA 295.

[14] Vol. II, p. 169, D.

[15] Fig. 7.

[16] Inv. CA 621.

[17] Cat. 107, cat. 139

[18] Fig. 100.

[19] Fig. 103.

[20] Musée national Picasso-Paris, Inv. M.P. 330.

[21] Musée national Picasso-Paris, Inv. M.P. 3678.

[22] Fig. 3.

[23] Vol. II: 147, D ; vol. II: 151, D.

[24] Musée du Louvre, Paris, Inv. 7270.

[25] Musée national Picasso-Paris, Inv. M.P. 330.

[26] N° 447-449.