La faïence de Delft dans l’architecture traditionnelle marocaine : usages et significations

Mounir Akasbi

Enseignant-chercheur

Université sidi Mohamed ben Abdellah. Fès-Maroc

Résumé : Il est assez rare de retrouver des carreaux de faïence européenne dans des bâtiments anciens au Maroc. Ceux de Delft en particulier suscitent chez nous un intérêt majeur étant donné qu’ils ne sont repérés que dans des mausolées. La ville de Fès, foyer historique de mysticisme, nous en garde quelques témoins très bien conservés. Dans cet essai qui touche l’archéologie du décor peu exploitée, nous allons essayer de retracer le parcours de cette faïence, définir ses multiples usages et proposer une interprétation de ses significations historiques. On espère par cette recherche contribuer à éclairer certaines facettes des relations historiques Maroc-néerlandaises.

Mots clés : Faïence ; Delft ; Archéologie du décor ; Fès ; Histoire des relations Maroc-néerlandaises.

Delftware in Traditional Moroccan Architecture: Uses and Meanings

Abstract: It is quite rare to find European earthenware tiles in old buildings in Morocco. Those of Delft in particular arouse major interest; they are found only in mausoleums. Fez city, a historical centre of mysticism, has kept some very well-preserved witnesses. In this article, which focuses on the archaeology of decoration, a little-exploited domain, we will try to retrace the route of this earthenware, define its multiple uses and propose an interpretation of its historical meanings. We hope that this research will contribute to enlighten certain facets of the Moroccan-Dutch historical relations.

Keywords: Earthenware; Delft; Archaeology of decoration; Fez; History of Moroccan-Dutch relations.

Il est assez surprenant de trouver certains carreaux de faïence européens dans des mausolées, à forte charge religieuse, au Maroc. Ceux de Delft suscitent chez nous un intérêt particulier étant donné qu’ils contiennent des scènes contrastées au répertoire décoratif marocain. Le manque d’informations sur le sujet dans les sources d’histoire nous a incité davantage à repérer les témoins de ces carreaux de faïence et essayer d’apporter quelques éléments de réponse quant au contexte de leur utilisation et les significations qu’ils reflètent. En effet, cet essai qui porte sur l’archéologie du décor discutera la place accordée à cette faïence étrangère dans l’architecture marocaine.

Repérage et cadre historique

Le répertoire décoratif de l’architecture traditionnelle marocaine est assez bien connu. Ses thèmes principaux sont le floral, le géométrique et l’épigraphique. Les maitres artisans marocains ont su à travers les âges inventer des formes et des registres de grande finisse, ils les ont magnifiquement réalisés sur différents supports : bois, stuc, pierre, marbre et zellige (Paccard, 1981).

La décoration sur zellige en particulier est largement répandue dans les différents bâtiments religieux et civils depuis le XIIème siècle. Elle servait à revêtir les murs intérieurs et à paver les sols. Cette tradition connait son apogée pendant le XIVème siècle sous la dynastie des mérinides puisqu’on assiste dès cette époque à une multiplication de strames et des couleurs. Ses ateliers de fabrication à Fès étaient très sollicités par plusieurs chantiers de construction partout dans le pays [1].

Dans l’architecture marocaine du nord on se servait, exceptionnellement, depuis le XVIème siècle d’une faïence découpée en grands carreaux richement décorés [2]. Cette céramique, émaillée et richement ornée en compositions florales, est appelée « Azulejos » qui puise beaucoup de l’Art mudéjar largement propagé en Espagne après le retrait des musulmans.

Elle connait un essor très important depuis la fin du XIXème siècle et sur tout au XXème siècle. Ainsi, plusieurs bâtiments des villes coloniales comme Tanger, Tétouan, Larache et Casablanca furent décorés de cette faïence.

Au Maroc, les décorateurs utilisaient depuis le moyen âge les matières premières qu’ils trouvaient près des villes. Si l’argile est fréquente dans des carrières de Fès permettant de façonner des panneaux en zellige, celles de Salé ou d’Essaouira encourageaient à des réalisations magnifiques en pierre taillée (colonnes, sculptures et revêtement…). Par contre, le marbre, comme le confirment plusieurs sources d’histoire, fut importé presque toujours soit de l’Europe soit de l’Asie. Le palais saadien « al-Badia’ » de Marrakech en est l’exemple le plus remarquable puisque le sultan Ahmed al-Mansour a commandé pour orner son siège de règne des colonnes en marbre de l’Italie et aussi de la céramique émaillée d’Istamboul. Parfois, des pièces en marbre ont été enlevées des sites antiques et réemployées dans l’architecture des villes islamiques, comme fut le cas de la porte « Mansour al-‘Alj » de Meknès garnie depuis le XVIIIème siècle par des chapiteaux en marbre pris du site romain de Volubilis.

On peut dire que le Maroc se distinguait par une richesse décorative dont le contenu reflète l’essence de la civilisation musulmane. Toutefois, on acceptait depuis l’ère médiévale de recevoir des éléments de décor venant de l’étranger et qui sont compatibles avec les principes de sa doctrine théologique [3].

Avec la présence effective des protectorats français et espagnols sur le territoire marocain depuis 1912, le recours aux éléments décoratifs importés de l’Europe est plus fréquent aussi bien dans les villes nouvelles que dans les médinas. A cet égard, on cite à titre d’exemple le fer forgé fabriqué en France et utilisé dans les garde-corps des escaliers de « Dar al-Moqri » à Fès.

Dans le cadre du repérage que nous menons depuis un certain temps de ces éléments étrangers dans l’architecture traditionnelle marocaine on a remarqué l’existence de carreaux de faïence hollandaise dans trois mausolées. Ce carrelage, communément connu sous le nom de la faïence de Delft, se distingue par son fond blanc sur lequel sont dessinés des scènes et des personnages en émail bleu.

Il s’agit de carreaux de dimensions égales placés à l’intérieur des mausolées de « Moulay Idriss » [4] et de « Sidi Hrazem » à Fès, et au niveau de la fontaine du mausolée « Sidi ben slimane al-Jazouli » à Marrakech. D’autres carreaux retrouvés ont été réemployés dans le mausolée de « Moulay Idriss » premier à Zerhoun et au mausolée « Sidi bou Amr » à Marrakech [5]. Ils sont posés au niveau du sol de quelques tombes.

Description et lecture archéologique

Au mausolée de « Moulay Idriss » à Fès

La faïence de Delft compose le décor intérieur du mihrab1 du monument le plus vénéré au Maroc, le mausolée de « Moulay Idriss » II fondateur de la ville de Fès en 808 ap. J-C. Construit au XVème siècle, ce monument connait une vaste opération de reconstruction au temps du sultan « Moulay Ismail » vers 1718 ap. J-C2. Ses carreaux de 10 cm de côtés sont placés en alternance avec d’autres carreaux plus grands appartenant à la faïence polychrome turque d’Iznik. Le tout est inscrit dans neuf registres verticaux surhaussés d’arcades en ogive réalisées sur zellige vert répétant des tiges et des palmes. Au-dessus court une frise épigraphique faite en zellige noir, contenant un verset du Coran écrit suivant un style marocain cursif [6].

Le décor du mihrab forme une sorte de grille, où les différents carreaux suivent un arrangement à la fois vertical et horizontal. Ceux de Delft sont au nombre de 72 carreaux en blanc et bleu qui donnent à voir des compositions végétales (des branches, des bouquets et des vases de fleurs) [7], des paysages rurales ou marins et des figures humaines. On distingue aussi dans quelques scènes un pont, une maison, un moulin et une église.

Les carreaux qui contiennent des figures humaines sont posés dans les registres latéraux. On y remarque que les visages sont grattés et certains de leurs éléments sont mutilés3.

L’ensemble décoratif du mihrab se présente cohérent et ses éléments sont posés soigneusement dans une seule phase historique. En effet, les carreaux de Delft sont collés au même moment que les carreaux turcs et le zellige marocain sur une base en mortier de chaux traditionnel pour former un panneau exceptionnel4.

Au mausolée de « Sidi Hrazem » à Fès

Les carreaux de Delft sont plus nombreux dans ce monument emblématique. Dans ce lieu, dédié au grand savant sidi « Ali ben Harzihim », est enterré aussi du sultan alaouite Moulay Rachid (mort en 1672). Le mausolée qui date du XVème siècle a subi des opérations de rénovation sous les règnes des sultans Moulay Ismail et sidi Mohamed ben Abdellah au XVIIIème siècle (Akasbi, 2017) [9].

On y compte des centaines de carreaux lambrissant les murs de la salle de prière où est enterré le saint5. Ils sont ordonnancés dans 14 registres verticaux formant des arcades en ogive. Ces dernières sont dessinées par des bandes garnies en pièces de zellige vert. Chaque registre compte 40 carreaux. D’autres registres au nombre de 20, décorés en faïence bleu et jaune d’origine espagnole répétant des motifs géométriques, s’alternent avec les premiers [10].

Les carreaux hollandais ici reproduisent des scènes marines où sont dessinés des bateaux à voiles et des représentations de la vie rurale. Mais aucune figuration humaine n’y est recensée. Ils sont très bien conservés et ne présentent pas de traces de vandalisme6. L’ensemble décoratif de la salle de prière s’avère authentique et homogène, les carreaux de Delft sont très bien placés et ils ont reçu comme base le même mortier traditionnel en sable et chaux que le zellige marocain et les carreaux espagnoles. Par conséquent, l’assemblage de ces éléments locaux et étrangers se faisait de façon volontaire et exprime une intention d’enjoliver davantage ce lieu àhaute valeur historique et symbolique.

A la fontaine de « Sidi ben Slimane al-Jazouli » à Marrakech

Dans cet exemple la faïence de Delft est présente non pas à l’intérieur du mausolée mais plutôt à la fontaine qui le côtoie. Ce complexe du XVIème siècle est totalement refait à l’époque du sultan alaouite « Moulay Ismail » (mort en 1727) comme nous apprend Ibn Zaidan dans son livre al-Ithaf (2008 : 346). A l’instar des mausolées de Fès susmentionnés les carreaux d’origine hollandaise ont été insérés dans des registres en arcades aussi bien dans les murs latéraux qu’à la base de la fontaine (Marçais, 1926 : 748) [11].

Le décor conçu pour ce monument associe magnifiquement les carreaux hollandais aux panneaux du zellige marocain. Cette fontaine joliment embellie a suscité l’intérêt du peintre Josef-Felix Bouchor (1853-1937) qui l’a reproduite sur toile (Casado, 2018). Son tableau fait partie de la collection de Josef Vigne [12].

A l’occasion de la restauration de cette fontaine en 2018, les vestiges de notre faïence ont été retrouvés en dessous d’un zellige moderne en blanc et vert. D’environ 10 cm de côtés, ils comportent quatre petits éléments d’angle et un décor central (paysage, fleur, animal…). Chaque scène centrale est entourée d’un médaillon formé par deux cercles concentriques. La majorité des scènes représente des habitations modestes et des bateaux [13].

Essai de datation et interprétation

Dans les trois cas étudiés nous avons constaté que tous les carreaux hollandais ont été posés soigneusement sur un mortier traditionnel dans des registres encadrés par des arcades en zellige marocain vert. Ils s’alternent harmonieusement avec d’autres panneaux couverts de faïences espagnoles, turcs ou de production locale. Ces ensembles décoratifs s’avèrent authentiques et remontent à la même phase historique.

La faïence de Delft est un matériau décoratif de grande qualité qu’on reconnaissait sa valeur au Maroc au XVIIIème siècle et on veillait à le poser dans des lieux importants à forte charge religieuse. Il est à noter aussi que les mausolées qui abritent cette faïence ont été construits pour des personnages très influents dans l’histoire du Maroc. On a choisi même le mihrab du mausolée de « Moulay Idriss », espace le plus sacré, à côté de la tombe du saint vénéré, pour mettre quelques-uns.

Il faut rappeler que les trois mausolées ont bénéficié d’une grande opération de rénovation sous l’ordre du sultan « Moulay Ismail » au début du XVIIIème siècle, période qui coïncide avec l’essor de la production et du commerce de cette faïence à l’échelle de toute la méditerranée (Graves, 2002).

D’un point de vue technologique, les carreaux de Delft sont mis en forme par estampage dans un moule. Après une première cuisson de dégourdi, le carreau est émaillé et le décor est peint sur l’émail frais, chargé en oxyde d’étain pour lui donner son fond blanc opaque. La couleur bleue est obtenue grâce à l’usage d’oxyde de cobalt. Une deuxième cuisson, dite de grand feu, aux alentours de 1000°C vitrifie l’ensemble. Ces carreaux se caractérisent par des scènes champêtres ou pastorales inscrites dans un médaillon circulaire. On y voit souvent une plaine, occupant la moitié inférieure de l’image, avec un ou deux personnages au premier plan ainsi que des éléments d’architecture, comme une église ou un moulin. Les paysages marins avec des représentations de bateaux de pêche sont les plus fréquents dans cette célèbre faïence. De nombreux exemples sont conservés au Victoria and Albert Museum à Londres (Graves, 2002 : 104). D’autres sont exposés au musée de Philadelphie7.

Il s’agit bien d’un revêtement mural très à la mode au XVIIIème siècle, produit dans les ateliers de Delft et aussi en Espagne, et commercialisé par la Compagnie Néerlandaise des Indes Orientales dans le monde entier. Il était très demandé dans les palais de l’Europe. En Afrique du nord, il a été utilisé dans quelques palais de la kasbah d’Alger.

Au Maroc, on se servait depuis l’ère médiévale de la faïence locale pour revêtir les murs intérieurs des bâtiments publics et privés. Les palais du sultan Moulay Ismail dans la kasbah de Meknès sont décorés de compositions opulentes en zellige. Aucun témoin archéologique n’y est retrouvé d’un revêtement étranger.

Il s’avère que les carreaux hollandais, espagnols et turcs repérés dans les trois sites ont été pris par des corsaires marocains et offerts à ces lieux sacrés. Ce phénomène était très répandu au Maroc à l’époque moderne. Ainsi, des familles ou des personnages avaient l’habitude d’apporter des offrandes aux mausolées en exprimant un souhait d’avoir la bénédiction des saints pour leurs projets à venir.

La pose de cette faïence offerte et le choix de leurs emplacements avait besoin certainement de l’accord et de la supervision du nadhir8 des habous et le juge de la ville.

Notes

1 Niche concave qui indique la direction de la Mecque.

2 Pour plus de données sur les transformations qu’a connues le monument voir Salmon (1905).

3 Pour plus de détails sur ces actes d’iconoclasme, leur origine et significations on peut consulter Balafrej (2015).

4 A l’occasion de la restauration du mausolée en 2013 il a été décidé de garder ce panneau dans son originalité et de se contenter de quelques opérations de nettoyage. Les carreaux mutilés ont été préservés dans leur état.

5 Il s’agit du saint et grand savant de Fès « Sidi Ali ben Hirzihim », mort en 1164.

6 Les carreaux ont été très bien nettoyés à l’occasion de la restauration du mausolée en 2014.

7 Voir site du Philadelphia Museum of Art : https://philamuseum.org/search/research?q=Dutch%20Tiles.

8 C’est un responsable désigné par l’Etat pour gérer les biens mainmortes de la ville.

Bibliographie

AKASBI, Mounir (2017), ا"الزوايا والأضرحة بفاس : العمارة والبعد الروحي" ضمن أعمال مؤتمر"التصوف بالمغرب والأندلس : في التاريخ والآثار والمعمار وفي الفكر والأشعار"، شفشاون، 17و18 مارس 2017. ص 153-171

BALAFREJ, Lamia (2015), « Survivance de l’image : notes sur les limites de l’iconoclasme en islam », Histoire de l’art, n.º 77.

CASADO, Celia (2018), Rapport d’examen du décor en céramique de la fontaine de sidi ben Slimane à Marrakech.

GRAVES, Alun (2002), Tiles and Tilework in Europe, V & A Publishing, London.

IBN ZAIDAN, Abd al-Rahman (2008),إتحاف أعلام الناس بجمال أخبار حاضرة مكناس، تحقيق علي عمر، مكتبة الثقافة الدينية

MARÇAIS, Georges (1926), Manuel d’art musulman, 2 vol., Paris.

PACCARD, André (1981), Le Maroc et l’artisanat traditionnel islamique dans l’architecture, 4 Tomes, Éditions Atelier 74, Anney.

SALMON, Georges (1905), « Le culte de Moulay Idris et la mosquée des chorfa », Archives Marocains, n.º 3, pp. 413-429.